Les six premières « preuves » de « l’inexistence de Dieu » proposées par Sébastien Faure ont déjà été examinées. Voyons maintenant les six dernières.
Plan :
7. Le Dieu créateur peut-il gouverner le monde ?
8. Dieu devait-il se révéler à tous les hommes ?
9. Dieu peut-il punir en enfer ?
10. Le mal est-il une objection valable contre Dieu ?
11. Dieu rend-il l’homme irresponsable ?
12. Dieu manque-t-il d’équité ?
7. Le Dieu créateur peut-il gouverner le monde ?
Après avoir nié le Dieu créateur, Sébastien Faure conteste le gouverneur du monde. C’est son 7e argument :
Si l’univers créé par Dieu eût été une œuvre parfaite […], le besoin d’un gouverneur ne se serait nullement fait sentir. Le coup de pouce initial une fois donné, la formidable machine une fois mise en branle, il n’y avait plus qu’à l’abandonner à elle-même, sans crainte d’accident possible. […] Si le Gouverneur existe, c’est que sa présence, sa surveillance, son intervention sont indispensables. […] Le Gouverneur nie la perfection du Créateur.
Pour Sébastien Faure, un Créateur digne de ce nom devrait donc abandonner sa création à elle-même, sans plus avoir à s’en occuper. Avant d’examiner cette curieuse idée, saluons au passage deux vieilles connaissances :
– la thèse selon laquelle l’univers créé par Dieu devait nécessairement être « une œuvre parfaite » (sophisme selon lequel « le parfait ne peut produire l’imparfait » : argument n° 3, déjà réfuté) ;
– la conception puérile d’un Dieu soumis au temps, en qui il y aurait, d’abord, un « coup de pouce initial » puis toute une série d’interventions successives pour gouverner, retoucher ou réparer la création (sophisme selon lequel « Dieu aurait changé en créant » : argument n° 5, déjà réfuté) [1].
En réalité, notre univers n’est pas parfait, pour la raison toute simple qu’il n’est pas Dieu. Loin d’être immuable et éternel, il se développe progressivement dans le temps. Et il ne dépend pas moins de Dieu dans ce développement que dans son apparition première. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors qu’il n’a pas son existence par lui-même, mais par Dieu ?
On en revient toujours à la distinction fondamentale entre l’Ens a se (l’être qui existe par lui-même, sans rien recevoir d’un autre) et l’ens ab alio (l’être qui reçoit son existence d’un autre). Dès qu’elle est bien comprise, cette distinction entraîne l’affirmation de l’existence de Dieu, puisque :
1) il faut nécessairement un Ens a se (sans cela, rien n’existe) ;
2) cet Ens a se est nécessairement éternel et immuable (ne recevant – par définition – rien de l’extérieur, il n’a pu ni commencer à exister, ni avoir la moindre occasion de changer ; il existe depuis toujours avec toute sa perfection).
Il est clair qu’un monde continuellement changeant ne répond pas à cette définition de l’Ens a se. N’existant pas par lui-même (a se), il reçoit forcément son existence d’un autre être, et doit dépendre, en dernière analyse, d’un Ens a se, que l’on s’accorde à nommer Dieu. Telle est, dans son fond, la démonstration de l’existence de Dieu.
Non seulement Sébastien Faure n’a rien pu y objecter de sérieux, mais il semble s’ingénier à prouver, argument après argument, qu’il n’y a rien compris. Le voilà qui demande, maintenant, que Dieu abandonne la création à elle-même ! Exigence insensée, car, ainsi abandonnée, une créature cesserait tout simplement d’exister ! Une chose qui n’existe pas par elle-même – c’est la définition de la créature – ne peut être abandonnée à elle-même sans tomber dans le néant.
Un disciple de Sébastien Faure essaiera peut-être d’insister :
– Dieu ne peut-il vraiment pas donner à une de ses créatures une existence absolue, de telle sorte que, désormais, elle puisse exister toute seule, purement par elle-même ?
La logique répond immédiatement que, dans ce cas, le bénéficiaire d’un tel don ne serait pas une créature. Il n’existerait pas ab alio – dans la dépendance d’un autre – mais a se. Il serait de nature divine.
Après un instant de réflexion, la même logique précise qu’un tel don ne peut pas se faire dans le temps. Il doit être éternel parce qu’un être qui existe par lui-même existe nécessairement depuis toujours.
Enfin, la logique voit tout aussi clairement que la divinité n’est pas multipliable, car il ne peut pas y avoir, simultanément, deux volontés toutes-puissantes (la puissance de l’une limitant nécessairement celle de l’autre) ni deux êtres qui soient absolument parfaits tout en étant réellement distincts (il n’y aurait rien pour les distinguer).
– Alors, demandera brutalement le disciple de Faure, Dieu est donc incapable de communiquer sa divinité ? N’importe quel animal peut transmettre sa nature, mais le Dieu tout-puissant ne peut pas le faire ?
Question humainement insoluble. La logique affirme que la nature divine n’est pas multipliable. Mais pourrait-elle se communiquer sans se multiplier, c’est-à-dire sans sortir de l’unique Divinité ? Notre raison humaine, qui ne connaît pas Dieu directement, mais seulement par l’intermédiaire des créatures, est incapable de répondre. Dans l’absolu, rien ne permet a priori de nier cette possibilité – car nous n’y voyons rien de manifestement absurde ou contradictoire – mais rien ne permet non plus de l’affirmer, car cela dépasse trop les réalités dont nous avons l’expérience. De fait, Jésus-Christ s’est clairement présenté comme le Fils éternel de Dieu. Il a aussi parlé du Saint-Esprit qui procède de toute éternité du Père et du Fils. Il a ainsi enseigné qu’il y a trois Personnes en Dieu, ce qui signifie que le Père transmet, de toute éternité, son existence absolue (a se) aux deux autres personnes. Mais c’est là une révélation divine, et non le fruit de cogitations humaines.
On note, une fois de plus, que les arguments de Sébastien Faure, dans leur maladresse, traduisent des interrogations fondamentales auxquelles, finalement, seule la Révélation chrétienne donne une réponse satisfaisante.
8. Dieu devait-il se révéler à tous les hommes ?
Huitième argument : la multiplicité des religions prouve qu’il n’y a pas de Dieu, car un Dieu à la fois infiniment puissant et infiniment juste se serait révélé à tous les hommes, et non pas seulement à certains d’entre eux.
Que penser en effet de ce Dieu qui se montre à quelques-uns et se cache aux autres ? Que penser de ce Dieu qui adresse la parole aux uns et, pour les autres, garde le silence ?
Argument facilement retournable. La multiplicité des religions ne prouve-t-elle pas plutôt l’universalité du sentiment religieux ? Ne montre-t-elle pas que la raison pousse tous les hommes – quelle que soit leur race ou leur culture – à affirmer l’existence du Principe supérieur ?
Évidemment, la multiplicité des religions révèle aussi combien Dieu nous dépasse. Elle signale que l’homme peut facilement s’égarer à son sujet. Elle indique que notre raison ne suffit pas à bien le connaître. Mais elle prouve d’abord, et surtout, que le culte de Dieu n’est pas la tradition particulière d’un peuple ou d’une civilisation. Il concerne tout le genre humain. Il est profondément inscrit dans le cœur de tous les hommes. Il est universel parce que rationnel. Il n’y a donc, en réalité, aucun humain envers qui Dieu « garde le silence ». A un moment ou à un autre, chacun est intérieurement appelé à tourner son regard vers lui.
Sébastien Faure en apporte lui-même la preuve par son acharnement. Pourquoi aurait-il besoin de multiplier les arguments contre Dieu, si l’être humain n’avait pas naturellement, au fond de son intelligence et de son cœur, une inclination religieuse ? Le grand champion de l’inexistence de Dieu a, une fois de plus, marqué contre son camp.
Quant aux diverses religions, peut-on les renvoyer dos à dos, sans même les entendre ou les comparer, pour la seule raison qu’il y en plusieurs ? Le procédé serait aberrant ! Il faut examiner leurs titres. Si l’une se distingue clairement de toutes les autres en produisant des marques fiables de son origine divine, elle doit être acceptée. Comment peut-on se plaindre que Dieu « adresse la parole aux uns et, pour les autres, garde le silence » si l’on ne prend pas la peine d’examiner sérieusement les signes extraordinaires par lesquels Jésus-Christ a prouvé qu’il était le grand envoyé de Dieu ? Sébastien Faure peut-il citer un seul autre fondateur de religion qui ait fait autant de miracles – historiquement attestés – pour appuyer sa mission ? Un seul qui ait ainsi été annoncé pendant des siècles par une longue série de prophètes reconnus par tout un peuple ? Un seul qui ait manifesté une telle sainteté de vie ? Un seul qui se soit ressuscité lui-même ? Un seul qui ait fermement prophétisé un événement aussi peu probable et d’une valeur symbolique aussi considérable que la destruction du Temple de Jérusalem « avant que passe cette génération » ? Un seul qui ait réussi à propager sa religion au milieu de telles persécutions ? Un seul qui ait été prêché sur tous les continents et jusqu’aux extrémités de la terre par autant de missionnaires qui avaient tout quitté pour le servir (pauvreté, chasteté, obéissance) ? Un seul qui ait produit, dans l’histoire humaine, autant de charité héroïque ?
Indépendamment de la foi, qui est d’un ordre supérieur, un examen objectif de l’histoire des religions montre que Jésus-Christ offre des garanties de crédibilité absolument uniques. Il est impossible de mettre la Révélation chrétienne au rang des autres religions.
Quant à ceux que les circonstances ont empêché d’avoir accès à son message, ils n’en subissent aucune injustice puisque chacun sera jugé en fonction de ce qu’il a reçu.
Mais si Dieu se révèle, d’une manière ou d’une autre, à tous les hommes, s’il compense par les appels intérieurs de la grâce divine ce qui peut manquer de clarté et de sonorité à la prédication extérieure, il reste qu’il ne s’impose pas en hurlant. Et là gît la vraie difficulté. Qui est vraiment attentif aux appels divins ? Quel incroyant peut affirmer, la main sur le cœur, qu’il a réellement cherché la vérité religieuse, en s’informant de façon objective ? Qu’il a travaillé à se libérer des passions qui pourraient fausser son jugement ? Qu’il a examiné loyalement les préjugés dont il a inévitablement hérité ? Qu’il a lu honnêtement, dans ces bonnes dispositions, ne serait-ce qu’un des quatre Évangiles ?
Sébastien Faure, qui fut novice dans la Compagnie de Jésus, prétendra peut-être l’avoir fait. Mais s’il connaît la foi catholique, pourquoi est-il incapable de l’exposer sans la défigurer ?
9. Dieu peut-il punir en enfer ?
Neuvième argument de Sébastien Faure : « L’existence d’un Dieu de bonté est incompatible avec celle de l’Enfer ».
On est tenté d’écrire en rouge : « Hors sujet » et de passer à l’argument suivant. La distinction entre la question de l’enfer et celle de l’existence de Dieu est tellement évidente qu’on n’a guère envie de perdre du temps avec celui qui ne l’aperçoit pas d’emblée. Mais Faure déforme si fortement la doctrine catholique sur l’enfer qu’on hésite à tourner la page sans rectifier un minimum.
Comment ne pas protester devant la caricature d’un Dieu qui « se repaîtrait sadiquement des douleurs auxquelles il aurait volontairement voué ses enfants » ? Absurde pour absurde, on a envie de demander à Faure, sur le même ton : Préféreriez-vous donc un Dieu qui violenterait les hommes pour les forcer à l’aimer ? Car tel est bien le fond du problème. Dieu a créé des êtres libres, afin d’en être aimé librement. Qui dit liberté de choix dit du même coup liberté de refuser. Et voilà, par la force des choses, la terrible perspective d’être éternellement privé de Dieu, ce qui est précisément l’enfer.
La liberté humaine : c’est exactement ce que refuse Sébastien Faure. Ce champion libertaire ne veut pas que l’homme soit libre. Il ne le proclame pas à son de trompe. Il n’explique pas clairement à ses lecteurs que sa négation de l’enfer est fondée sur le refus du libre arbitre. Mais il se trahit par cette curieuse argumentation : « Dieu pouvait – puisqu’il est tout-puissant – nous créer tous bons ; il a créé des bons et des méchants ».
Aveu décisif. Pour Sébastien Faure, la méchanceté vient de Dieu. L’homme n’est pas responsable de ses actes. S’il est mauvais, ce n’est pas de sa faute, mais parce que Dieu l’a créé tel. Sans liberté de choix. Sans maîtrise de ses actes. Évidemment, sur cette base, l’enfer n’est pas justifiable. Mais le présupposé l’est-il davantage ? Comment peut-on imaginer un Dieu bon créant des êtres mauvais ? Et comment peut-on nier cette liberté humaine dont nous faisons tous l’expérience ?
L’homme n’est pas aussi libre qu’un ange, c’est entendu. On peut assez facilement constater qu’il naît avec des tendances désordonnées (dont le dogme du péché originel fournit, par ailleurs, une explication très satisfaisante). Toute une partie de son comportement est dictée par son animalité, que la raison ne domine parfois qu’avec peine. Mais il a la possibilité de juger la valeur de ses actes et de choisir l’orientation générale de sa vie, non pas définitivement d’un seul coup, comme l’ange, mais en toute une série de décisions successives, qui se renforcent ou se corrigent, fixent des habitudes – bonnes ou mauvaises – et inclinent de plus en plus vers Dieu ou vers ce refus de Dieu qui constitue l’enfer. On ne peut nier cette liberté humaine sans sombrer dans l’absurde.
Faure, qui a sans doute conscience de la faiblesse de sa position, tente un autre argument :
Dieu pouvait – parce qu’il est juste – n’admettre dans son paradis que les bons et en refuser l’accès aux pervers, mais anéantir ceux-ci à leur mort plutôt que de les vouer à l’enfer.
Nouvelle attaque contre la liberté, un peu plus subtile que la précédente. La liberté humaine n’est plus refusée dans sa racine, mais dans ses conséquences. Au lieu d’accorder à l’homme une liberté entière avec la pleine responsabilité de ses actes, un Dieu digne de ce nom aurait dû, selon Sébastien Faure, truquer les résultats : quand l’homme fait le bon choix, Dieu ratifie ; dans le cas contraire, Dieu annule tout, en renvoyant dans le néant. Car, insiste Faure,
Qui peut créer peut détruire ; qui a le pouvoir de donner la vie a celui d’anéantir.
Ce n’est que partiellement exact. Dans l’absolu, il est vrai que Dieu a le pouvoir d’anéantir. Mais à partir du moment où il a réellement créé, comment justifier un tel revirement ? Comment concilier ce retour en arrière avec la justice qui découle de la nature même des choses ? Car tout être spirituel a, par nature, une existence définitive. Il est, de par son immatérialité, naturellement indestructible. Dieu ne pourrait le renvoyer au néant que par une intervention tout à fait spéciale, hors des lois de la nature qu’il a lui-même créée. Ce serait une sorte de miracle, d’une espèce très particulière, encore plus hors norme que tous les autres miracles, puisque le Créateur ne se contenterait pas de suspendre provisoirement l’effet d’une loi physique, mais priverait définitivement une créature spirituelle de l’existence qui lui était, auparavant, définitivement donnée par la nature.
Dans cette hypothèse, Dieu reprendrait de force, au nom de la miséricorde, ce qu’il avait auparavant offert. La bonté divine anéantirait, avec le méchant, tout ce qui lui était dû en justice. La grâce détruirait la nature. Si elle peut rassurer la sentimentalité, la perspective est plutôt inquiétante pour la raison : que lui reste-t-il en matière de justice naturelle ?
Mais il est difficile de raisonner froidement sur une question aussi brûlante que l’enfer. Choisissant résolument la voie de l’émotion, Sébastien Faure apostrophe ses lecteurs :
S’il était en votre pouvoir, sans qu’il vous en coûtât un effort pénible, sans qu’il en pût résulter pour vous ni préjudice matériel, ni dommage moral, si, dis-je, il était en votre pouvoir, dans les conditions que je viens d’indiquer, d’éviter à un de vos frères en humanité, une larme, une douleur, une épreuve, j’ai la certitude que vous le feriez. Et cependant, vous n’êtes ni infiniment bons, ni infiniment miséricordieux ! Seriez-vous meilleurs et plus miséricordieux que le Dieu des chrétiens ?
Miséricordieux ? Le mot détonne, au vu des grandes précautions avec lesquelles Sébastien Faure en appelle aux bons sentiments de ses lecteurs. Relisez : il n’est sûr de leur bienfaisance que s’ils peuvent l’exercer sans effort pénible, sans préjudice personnel et sans aucun dommage. En un mot : en tout égoïsme, dans une sorte d’indolence vaguement bienveillante. S’agit-il vraiment de miséricorde ? Ou d’indifférence à la justice ?
Un bon observateur a finement remarqué :
Notre pitié est faite le plus souvent pour une grande part de lâcheté et du peu d’intérêt que nous portons à la justice ; du sentiment aussi de notre communauté de condition avec l’autre, qui nous fait à la fois solidaires de sa faute et menacés de sa souffrance ; dans le meilleur des cas, elle s’appuie sur l’incertitude des jugements humains, la précarité de notre justice. Rien de tout cela ne peut se trouver en Dieu, et pour comprendre qu’il punisse avec rigueur il faut seulement se demander si la justice exige que la faute soit punie. […] C’est parce que nous ne sommes sûrs ni de notre bonté ni de notre justice que nous avons un peu honte de nous-mêmes quand nous punissons, et que nous trouvons une plus grande sécurité dans l’indulgence. La bonté de Dieu est infinie et n’a pas besoin de se prouver à elle-même. Sa justice aussi est infinie, c’est-à-dire parfaitement équitable, et ne saurait avoir honte d’elle-même [2].
La vraie miséricorde n’a rien d’une justice au rabais. Saint Thomas explique :
Dieu agit miséricordieusement non pas en faisant quoi que ce soit de contraire à sa justice, mais en accomplissant quelque chose qui dépasse la justice [I, q. 21, a. 3, ad 2].
Loin de léser ou d’annuler la justice, loin de s’en désintéresser par insouciance ou désinvolture, la miséricorde divine entend la dépasser. Elle ne prive personne de ce qui lui est dû, mais réussit au contraire à donner à chacun – même à la justice – davantage que ce qui lui est dû. Comment cela ? En donnant du sien et même en se donnant elle-même. Et ici, comme de coutume, l’argument de Faure se retourne contre lui. Car ce n’est pas le Dieu inconnu des déistes, ni le Dieu inaccessible des musulmans, mais précisément le « Dieu des chrétiens » qu’il a osé accuser d’un manque de miséricorde. Assurément, il ne pouvait plus mal tomber. Face à l’enfer de Platon ou à celui de l’islam, l’objection aurait pu avoir un semblant de valeur. Mais face au crucifix ! Faure n’a-t-il vraiment jamais entendu parler du mystère de la Rédemption ? Ne sait-il rien de la façon dont Jésus-Christ s’est donné lui-même pour sauver les hommes de l’enfer, avec un effort pénible, et même très pénible, un grand préjudice et un grand dommage ? Ne voit-il pas, dans ce contexte, combien son accusation est indécente ?
Selon la doctrine catholique, tous les damnés qui souffrent en enfer y sont par un effet de leur volonté propre. Tous ont été rachetés par Jésus-Christ, qui leur a proposé sa grâce. Tous ont bénéficié de la miséricorde de Dieu et l’ont obstinément refusée. Aucun d’entre eux, dans son malheur, n’ose accuser Dieu. Chacun voit de façon évidente qu’il est pleinement responsable de sa perte et, contraint par sa propre conscience, l’avoue publiquement en se maudissant lui-même.
Lorsque Dieu lui-même a pris une sensibilité humaine tout exprès pour pouvoir souffrir sur une croix, lorsqu’il s’est volontairement offert à cette mort ignominieuse afin de payer le rachat de tous les hommes, comment ceux qui ont volontairement refusé un pardon acheté à si grand prix pourraient-ils encore lui reprocher quoi que ce soit ?
10. Le mal est-il une objection valable contre Dieu ?
Après l’enfer, Sébastien Faure élargit la question au mal en général. C’est son dixième argument, où l’on retrouve, une fois de plus, à peine déguisé, son cher sophisme selon lequel « le parfait ne peut produire l’imparfait » (argument n° 3, déjà réfuté) :
Tous les êtres sensibles connaissent la souffrance. Dieu qui sait tout ne peut pas l’ignorer. Eh bien ! de deux choses l’une :
Ou bien Dieu voudrait supprimer le mal, mais il ne le peut pas ;
Ou bien Dieu pourrait supprimer le mal, mais il ne le veut pas.
Dans le premier cas, […] il n’est pas tout-puissant. Dans le second cas, […] il n’est pas infiniment bon.
Saint Augustin avait déjà répondu il y a 1500 ans, en une phrase devenue classique :
Dieu souverainement bon ne permettrait aucunement que quelque mal s’introduise dans ses œuvres s’il n’était tellement puissant et bon que du mal même il puisse faire du bien [3].
Mais il faut d’abord souligner que l’argument du mal ne peut en aucune manière infirmer la démonstration de l’existence de Dieu. Le mal est une difficulté, parfois même un scandale pour l’intelligence humaine, mais il reste toujours, par définition, second par rapport au bien qu’il vient abîmer ou détruire. La maladie, la souffrance, la cécité et même la mort ne sont que des accidents venant affecter un animal qui, en tant qu’il existe, est substantiellement bon. Le bien est toujours premier. C’est lui qui existe d’abord [4], et il exige, dans son ordre, une Cause première qui ne peut être que Dieu. En face, le mal est de l’ordre de la privation, du manque, du désordre. Il n’exige donc pas de cause propre (une sorte de mal substantiel), mais seulement une cause accidentelle. De même que l’ombre d’un arbre n’est qu’une privation de lumière et n’est donc proprement causée ni par le soleil, ni par l’arbre – qui se contente de faire obstacle à la lumière, sans produire positivement de l’ombre – de même on peut dire que le mal est à Dieu ce que l’ombre est au soleil.
Et de même que quelques dissonances au milieu d’une symphonie ne sont pas un argument valable contre l’existence du compositeur – c’est même l’inverse, car il serait impossible de discerner des dissonances s’il n’y avait pas une mélodie et une harmonie d’ensemble – de même, la présence du mal dans notre monde ne permet pas, logiquement, de remettre en question l’existence de Dieu. Le mal reste une énigme, un mystère, et souvent une question lancinante, parce qu’il nous touche de près. Mais il n’est pas un argument valable contre l’Intelligence première, puisqu’on ne peut discerner du mal sans avoir constaté, auparavant, un ordre général de l’univers.
Ajoutons que le mal est surtout scandaleux pour ceux qui sont plus ou moins panthéistes, ayant adopté, parfois sans même s’en rendre compte, les préjugés modernes de l’homme qui se prend pour Dieu. Or, ce que prouvent d’abord les imperfections de notre monde, c’est précisément qu’il n’est pas dieu ; il n’est pas l’être suprême ; il faut chercher au-delà. Le vrai bonheur de l’homme n’est pas en ce monde, mais au-delà : en Dieu [5].
On peut maintenant revenir à la sentence de saint Augustin :
Dieu souverainement bon ne permettrait aucunement que quelque mal s’introduise dans ses œuvres s’il n’était tellement puissant et bon que du mal même il puisse faire du bien.
Dieu, parfait en lui-même, n’avait aucun besoin de créer. Il l’a fait librement, par pure bonté, et a choisi, tout aussi librement, de répandre très largement ses bienfaits en créant non pas seulement quelques êtres d’une nature très élevée, mais une immensité d’êtres divers, reflétant sa propre perfection de façon incroyablement multiple et variée. Car, par définition, seul l’Ens a se peut être la perfection absolue. En dehors de lui, il n’existe que des perfections relatives – diverses et complémentaires – qui reflètent partiellement, à différents niveaux, l’unique perfection divine. Plus on descend dans la hiérarchie des êtres, et plus la perfection sera mêlée d’imperfection, surtout dans notre monde matériel qui n’est, selon la foi chrétienne, que le rez-de-chaussée d’une immense construction dont les esprits angéliques forment les principaux étages. Mais tous, inférieurs et supérieurs, concourent à l’harmonie du tout. Au lieu de se lamenter sur la gazelle mangée par le lion, il faut voir d’une part qu’elle est remplacée par d’autres gazelles qui assurent la permanence de l’espèce, et, d’autre part, que sa mort permet l’existence du lion, avec sa beauté propre, qui n’est pas celle d’un herbivore.
Dans l’équilibre du monde animal, la douleur elle-même a sa place en tant que système d’alarme et de stimulation, et ne pourrait être supprimée sans dommage [6]. Si Faure était logique, ce n’est donc pas de la souffrance, qu’il voudrait affranchir les êtres sensibles, mais des lois du changement physique et du renouvellement constant de l’univers. Dans son monde « parfait », les êtres matériels seraient incorruptibles, comme les anges. Mais pourquoi s’arrêter là ? Car, dans cette logique, n’importe quel ange pourra toujours considérer comme un « mal » le fait de ne pas avoir les qualités de l’ange supérieur et, même, celles du Créateur. Faure a lui-même suivi cette voie jusqu’à ses conséquences les plus absurdes, allant jusqu’à revendiquer, sous nos yeux, un univers sans aucune inégalité où la créature serait « abandonnée à elle-même », affranchie de toute dépendance envers le Créateur.
Dans cette perspective, finalement, Dieu n’aurait jamais dû créer le monde, car, notait un poète parfois moins bien inspiré :
Il le fit radieux, bon, splendide, adorable,
Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au Créateur,
Cette perfection, dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte, où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite [7].
Précisons sans tarder que l’imperfection n’est pas le mal (celui-ci n’est pas seulement une absence de bien, mais une privation : l’absence d’un bien dû). Mais elle entraîne nécessairement une fragilité qui permet le mal. Ce que Victor Hugo souligne dès le vers suivant :
Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal.
A défaut des théologiens ou des philosophes, Sébastien Faure aurait dû, au moins, lire les poètes [8].
– Mais je n’en demande pas tant, répondra peut-être un demi-disciple de Faure. Je ne veux pas échapper à ma condition humaine. J’aimerais simplement vivre dans un monde un peu moins cruel, où les hommes soient moins féroces, les accidents moins fréquents, les cancers moins douloureux et les tremblements de terre moins violents. Est-il concevable qu’un Dieu tout-puissant et infiniment bon n’ait pu faire un monde plus doux et plus harmonieux que celui que nous subissons ?
– Mais c’est précisément ce qu’il avait fait ! Si la souffrance et la mort sont, en soi, naturelles pour tous les animaux – y compris les hommes –, Dieu avait voulu, à l’origine, alléger le sort du genre humain grâce à des dons préternaturels qui ont été perdus lors du péché d’Adam. Sébastien Faure est donc particulièrement malvenu lorsqu’il déclame :
Le mal physique, c’est la maladie, la souffrance, l’accident, la vieillesse avec son cortège de tares et d’infirmités, c’est la mort, la perte cruelle de ceux que nous aimons ; des enfants naissent qui meurent quelques jours après sans avoir connu autre chose que la souffrance ; il y a une foule d’êtres humains pour qui l’existence n’est qu’une longue suite de douleurs et d’afflictions, en sorte qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés ; c’est, dans le domaine de la nature, les fléaux, les cataclysmes, les incendies, les sécheresses, les famines, les inondations, les tempêtes, toute cette somme de tragiques fatalités qui se chiffrent par la douleur et la mort.
Qui oserait dire de ce mal physique que l’homme doit en être rendu responsable ?
Qui ne comprend que, si Dieu a créé l’Univers, si c’est lui qui l’a doté des formidables lois qui le régissent et si le mal physique est l’ensemble de ces fatalités qui résultent du jeu normal des forces de la Nature, qui ne comprend que l’auteur responsable de ces calamités, c’est, en toute certitude, celui qui a créé cet Univers, celui qui le gouverne ?
Je suppose que, sur ce point, il n’y a pas de contestation possible.
Dieu qui gouverne l’Univers est donc responsable du mal physique.
Sébastien Faure, qui a fait toutes ses études chez les jésuites, n’aurait donc jamais entendu parler du péché originel ? Jamais appris une leçon de catéchisme sur ce sujet ? Jamais ouvert les premières pages de la Bible ? Jamais vu une seule représentation du paradis terrestre ? Jamais lu la moindre allusion à la façon dont nos premiers parents le perdirent ? On peine à le croire. Mais, à vrai dire, peu importe. Ce qui est sûr, c’est qu’une fois de plus, son argument se retourne. Il ne mène pas à nier Dieu, mais, au contraire, à attendre de lui une révélation surnaturelle.
Car nier Dieu ne résout rien. Loin d’éclaircir le problème du mal, l’athéisme le pousse à l’absurde, puisque c’est désormais le bien lui-même – sans qui le mal est indiscernable – qui devient inexplicable. L’énigme appelle, en réalité, l’attitude inverse. Au lieu de s’enfermer dans son incompréhension, la raison humaine doit accepter le mystère du mal comme une ouverture vers les autres mystères que Dieu veut nous révéler et qui peuvent seuls l’éclairer :
– le mystère de la vie éternelle : la vie terrestre n’est qu’une épreuve provisoire, avant la vraie vie ;
– le mystère du jugement dernier : tout homme, un jour, devra rendre compte de ses actes ;
– le mystère du péché originel : tous les hommes sont solidaires du péché de leur premier père, qui a fait déchoir l’ensemble de l’humanité ;
– et, surtout, le mystère de la Rédemption, qui répare le péché de façon encore plus belle que s’il n’avait jamais eu lieu, puisque Dieu manifeste encore plus sa bonté, en prenant, en Jésus, une nature humaine, pour réparer et souffrir à notre place.
A ceux qui refusent obstinément cette solution, on peut simplement demander : que proposez-vous donc de mieux ?
11. Dieu rend-il l’homme irresponsable ?
Onzième argument de Sébastien Faure : s’il existe vraiment un Dieu tout-puissant, l’homme en est entièrement dépendant et ne peut donc être libre.
On éprouve une fâcheuse impression de redite, puisque cette négation de la liberté humaine était déjà le fondement du neuvième argument. Mais c’était alors un présupposé gratuit et inavoué, tandis que Faure essaie maintenant – un peu tard — de justifier sa théorie. Voyons son beau raisonnement :
Celui qui n’est sous la dépendance de personne est entièrement libre ; celui qui est un peu sous la dépendance d’un autre est un peu esclave, il est libre pour la différence ; celui qui est beaucoup sous la dépendance d’un autre est beaucoup esclave, il n’est libre que pour le reste ; enfin celui qui est tout à fait sous la dépendance d’un autre est tout à fait esclave et ne jouit d’aucune liberté.
Si Dieu existe, c’est dans cette dernière posture, celle de l’esclavage, qu’il se trouve par rapport à Dieu, et son esclavage est d’autant plus entier qu’il y a plus d’écart entre le Maître et lui.
Si Dieu existe, lui seul sait, peut, veut ; lui seul est libre ; l’homme ne sait rien, ne peut rien, ne veut rien ; sa dépendance est complète.
Si Dieu existe, il est tout ; l’homme n’est rien.
L’homme ainsi tenu en esclavage, placé sous la dépendance pleine et entière de Dieu, ne peut avoir aucune responsabilité.
Et, s’il est irresponsable, il ne peut être jugé.
Admirons d’abord le préjugé de départ : pour Faure, toute dépendance est un esclavage. Les deux mots sont synonymes, parfaitement interchangeables. Leur identité est affirmée comme une évidence solaire, impossible à mettre en doute : la seule façon d’échapper à l’esclavage, c’est de s’affranchir de toute dépendance.
En réalité, toute l’expérience humaine dément ce simplisme binaire. Par définition, l’autorité du maître d’esclaves s’exerce à son propre et unique profit. Les esclaves sont purement et simplement à son service. Situation bien différente de celle du chef politique, qui est au contraire – au moins en théorie – au service du bien commun de la cité. La distinction est nette, soulignée depuis longtemps par les penseurs politiques.
L’autorité du père et de la mère, celle du maître d’école (magister, en latin, et non dominus), celle du chef politique ou celle du chef religieux ne sont pas de même nature que l’autorité du possesseur d’esclaves ! Il y a, entre elles, une certaine ressemblance, qui leur permet de porter le même nom (« autorité »), mais avec, dans chaque cas, d’immenses différences. C’est ce que l’on appelle proprement une analogie.
Or si la notion d’autorité est une notion analogique, si elle se réalise de façon très différente selon les différents cas de figures qu’on rencontre ici-bas, il est évident qu’elle se manifeste de façon encore plus différente en Dieu, sans aucune des imperfections qui l’affectent chez les créatures.
On en doit dire autant de la notion de cause, qui se réalise, elle aussi, de manière extrêmement variée. C’est encore une notion analogique, qui ne peut donc être appliquée à Dieu qu’avec une immense précaution. Il est vrai, par exemple, qu’aucune cause ici-bas n’est capable de produire un être libre. Il est vrai que, chez les créatures, la cause efficiente agit de façon contraignante, forçant son effet à être tel ou tel, sans lui laisser la liberté de choix. Mais ce constat permet-il d’enfermer la Cause première dans le même schéma ? Suffit-il à prouver que Dieu lui-même ne peut pas faire mieux ? Autorise-t-il à conclure, avec Faure, que Dieu ne peut créer que des esclaves, dénués de toute liberté, pour la seule raison qu’ils restent dépendants de leur Créateur ? On avouera, pour le moins, qu’une telle conclusion dépasse largement les prémisses.
Oubliant que ce mouvement de la volonté qu’on appelle une décision libre est, par définition, spirituel, et donc d’un tout autre ordre que le mouvement corporel, Sébastien Faure veut tout enfermer dans les règles de la physique de Newton. Pour lui, l’affaire est classée : la Cause première elle-même ne peut agir autrement. Son mode d’efficience ne saurait dépasser celui des causes physiques. Dieu n’a pu créer d’une autre manière que celle dont nous construisons des machines. Il n’a donc pu faire que des robots, des esclaves irresponsables. Et au lieu de prouver son postulat, Faure en développe lourdement les conséquences. Au terme de six paragraphes qu’il est inutile de reproduire ici, il parvient à la conclusion que n’importe qui avait saisie d’avance :
Dieu est un Justicier indigne, parce que : irresponsable, l’homme ne peut être ni récompensé, ni châtié.
Un rapide regard à la Somme théologique aurait permis de constater que saint Thomas avait déjà traité explicitement la question : « La volonté de Dieu rend-elle nécessaires les choses qu’elle veut ? » Autrement dit : Dieu peut-il créer des êtres vraiment libres ? La réponse du Docteur angélique est très brève : la volonté de Dieu est parfaitement efficace ; elle peut donc, comme elle le veut, produire des causes secondes agissant de façon libre, tout autant que des causes secondes agissant de façon nécessaire [9].
Réponse décisive, qui ne peut pourtant supprimer le mystère, car Dieu nous dépasse infiniment. On ne connaît, de lui, que ce qui se reflète dans le miroir des créatures. On ignore donc nécessairement, en lui, tout ce qui dépasse le mode d’agir des créatures. Or c’est le cas de l’acte créateur. Il nous est impossible de saisir clairement comment Dieu peut causer totalement des êtres qui sont, en même temps, réellement libres. C’est un des cas où, selon la formule de Bossuet, nous n’apercevons que les deux bouts de la chaîne, sans bien distinguer la façon dont ils se rejoignent. Mais le mystère n’est pas une absurdité. Après avoir prouvé séparément chacune de ces deux vérités, nous ne pouvons sans doute pas voir positivement la façon dont elles s’unissent, mais nous pouvons montrer négativement qu’elles ne sont pas contradictoires. Et s’il demeure une certaine obscurité, elle est finalement plutôt rassurante : un « Dieu » que nous pourrions totalement comprendre aurait toutes les chances de n’être qu’une idole construite par les hommes, plutôt que le vrai Dieu transcendant.
Ajoutons une autre conséquence : si déjà deux vérités aussi simples et accessibles à la raison que la liberté humaine et la causalité divine ne peuvent être considérées ensemble sans devenir mystérieuses, on pressent à quel point une révélation surnaturelle sur le secret de la vie divine dépassera notre intelligence. Une fois de plus, les arguments de Faure portent finalement bien davantage contre un déisme rationaliste de type voltairien que contre le Dieu de la révélation chrétienne.
12. Dieu manque-t-il d’équité ?
Douzième – et dernier – argument de Sébastien Faure :
Quel que soit le mérite de l’homme, il est borné (comme l’homme lui-même) et, cependant, la sanction de récompense – le ciel – est sans borne, ne serait-ce que par son caractère de perpétuité.
Quelle que soit la culpabilité de l’homme, elle est limitée (comme l’homme lui-même) et, pourtant, la sanction du châtiment – l’enfer – est sans limite, ne serait-ce que par son caractère de perpétuité.
Il y a donc disproportion entre le mérite et la récompense, disproportion entre la faute et la punition ; disproportion partout. Donc Dieu viole les règles fondamentales de l’équité.
Faure ferait mieux de se préoccuper des règles fondamentales de la logique.
D’abord, cette 12e « preuve » ne concerne pas l’existence de Dieu, mais la sanction après la mort, ce qui est tout à fait autre chose. C’est un nouveau hors-sujet, qui rejoint, sur ce point, la 9e « preuve ». Sauf qu’elle présente maintenant l’argument en sens contraire. Dans sa 9e « preuve » (comment un Dieu bon peut-il punir en enfer ?), Faure insistait sur la bonté de Dieu au point de nier sa justice. Maintenant, c’est l’inverse. Il insiste sur sa justice au point de nier sa bonté. Tandis que le 9e argument disait : si l’enfer existe, Dieu est trop juste pour être bon, Faure nous dit désormais : si le ciel existe, Dieu est trop bon pour être juste. Relisons cet étonnant passage :
Quel que soit le mérite de l’homme, il est borné (comme l’homme lui-même) et, cependant, la sanction de récompense – le ciel – est sans borne, ne serait-ce que par son caractère de perpétuité. […] Il y a donc disproportion entre le mérite et la récompense […]. Donc Dieu viole les règles fondamentales de l’équité.
Saint Thomas a répondu d’avance :
Dieu agit miséricordieusement non pas en faisant quoi que ce soit de contraire à sa justice, mais en accomplissant quelque chose qui dépasse la justice[I, q. 21, a. 3, ad 2].
A l’évidence, tout commence toujours et nécessairement par un don gratuit de Dieu. Comment pourrait-il en être autrement ? Tout vient de lui. Dans ses rapports avec les créatures, sa bonté précède inévitablement sa justice, non seulement au début, lors de la création, mais à chacune des étapes. C’est lui qui donne d’abord les moyens de mériter, et qui accorde ensuite davantage que ce qu’on a mérité. Cette bonté ne supprime pas la justice, puisqu’il y a réellement un mérite, mais elle la précède, elle la comble et la déborde [10]. Qui pourrait s’en plaindre sans joindre un sommet de sottise à un comble d’ingratitude ?
Faure insiste pourtant :
Le magistrat qui pratiquera le mieux la justice sera celui qui proportionnera le plus exactement la récompense au mérite et le châtiment à la culpabilité ; et le magistrat idéal, impeccable, parfait, sera celui qui fixera un rapport d’une rigueur mathématique entre l’acte et la sanction.
Je pense que cette règle élémentaire de justice est acceptée par tous.
Cette mathématisation de la justice appelle, au contraire, de très sérieuses réserves, car la justice est d’ordre qualitatif, et non seulement quantitatif [11]. De plus, au-dessus de la justice ordinaire Aristote plaçait judicieusement une vertu qu’il nommait en grec l’épikie, et que nous appelons généralement l’équité, qui consiste à savoir s’affranchir de la lettre de la loi pour s’adapter avec bienveillance aux cas particuliers [12]. On voit combien le malheureux Faure est mal inspiré d’utiliser précisément ce mot d’équité pour lancer ses reproches contre Dieu. Mais passons. Même en négligeant ces deux précisions, il demeure que le juge est, par définition, chargé de la justice, et non de la miséricorde. Son office est de rendre à chacun ce qui lui est dû, et non de distribuer des aumônes. Or Dieu n’est pas seulement un juge. Il est un créateur plein de bonté qui aime comme un père chacun des humains.
Toute l’astuce de Faure consiste à opposer ces différents aspects. Il admet d’un côté que Dieu doit être parfaitement bon (9e argument) et d’un autre qu’il doit être parfaitement juste (12e argument) ; mais au lieu d’en conclure que cette justice et cette bonté se concilient d’une façon qui nous est mystérieuse – car notre raison n’atteint pas Dieu directement, tel qu’il est en lui-même, mais seulement tel qu’il se reflète dans les créatures – il essaie de les lancer l’une contre l’autre en espérant qu’elles vont s’entredétruire. A ses yeux, la justice et la bonté sont deux vertus rivales, dont l’une ne peut croître qu’aux dépens de l’autre. Une bonté infinie exclut forcément la rigueur de la justice, tandis qu’une justice parfaite exclut la gratuité du don. Mais en réalité, cette conception est insoutenable. Déjà dans l’ordre humain, il est évident qu’une « justice » absolument dépourvue de toute bienveillance ne serait plus juste, tandis qu’une « bonté » qui refuserait les règles élémentaires de la justice ne serait plus bonne. Si nous ne saisissons pas clairement comment la bonté et la justice peuvent se réunir à l’état parfait dans leur première Cause, nous voyons bien qu’elles doivent le faire et qu’il n’y a pas de contradiction absolue entre ces vertus. Leur union est difficile – tellement difficile qu’elle ne peut se réaliser parfaitement qu’en Dieu, d’une façon qui nous dépasse – mais elle n’est pas absurde. Elle se réalise d’ailleurs à un niveau déjà appréciable chez certains humains – saint Louis, par exemple, à la fois grand modèle de justice et de miséricorde – et la révélation chrétienne en propose une vision saisissante – absolument indépassable – dans le mystère de la rédemption.
Il faut ici rectifier la curieuse idée selon laquelle la culpabilité de l’homme serait nécessairement limitée, du fait que l’homme est lui-même limité. C’est oublier que la gravité d’une offense se mesure essentiellement d’après la dignité de la personne offensée – de même que la gravité d’une destruction se mesure d’après la valeur de la chose détruite. Si vous détruisez un chef-d’œuvre valant quatre-vingt-dix millions, la gravité du dommage sera objectivement de quatre-vingt-dix millions, quel que soit l’état de votre compte en banque. Et si, dans l’ordre moral, vous offensez un Dieu infini, vous commettez une faute d’une gravité infinie. L’homme est très limité physiquement, mais il a, par son intelligence et sa volonté, une ouverture sur l’infini. Il est malheureusement capable de commettre une offense de valeur infinie.
On sait, par ailleurs, qu’il est souvent plus facile d’abîmer que de réparer. N’importe quel abruti peut saccager le chef-d’œuvre d’un peintre de génie ou, même, tuer son voisin. Il a ainsi commis, dans l’ordre humain, un dommage qu’il ne pourra jamais réparer.
Dans un ordre supérieur – l’ordre divin – l’homme s’est aussi installé dans l’irréparable. Par le péché, il a sauté dans un puits dont il ne peut plus sortir par lui-même. Il a contracté une dette d’une valeur infinie.
Si l’on voulait rester dans la justice chimiquement pure – rigoureusement « mathématique » –, l’histoire s’arrêterait là : tous les hommes pécheurs seraient implacablement condamnés à l’enfer.
Heureusement, les conceptions de notre Dieu dépassent celles de Sébastien Faure. Manifestant tout à la fois une miséricorde infinie et une justice parfaite, Dieu nous a envoyé un sauveur, Jésus-Christ, qui a pu réellement réparer au nom des hommes – car il est vraiment homme, depuis qu’il a pris chair dans le sein de la Vierge Marie –, et dont la réparation a en même temps une valeur infinie – car il est vraiment Dieu, Verbe éternel engendré de toute éternité par le Père éternel.
A ceux qui acceptent de s’unir à lui, Jésus communique sa grâce : une participation à sa propre vie, qui transfigure nos actes de vertu, en leur conférant dès ici-bas, une valeur divine. Dieu donne ainsi à l’homme le moyen de mériter réellement le ciel. La justice est parfaitement respectée, même si elle est toujours précédée, accompagnée et dépassée par la miséricorde.
Gloire à notre Dieu, dont les œuvres sont admirables.
Gloire à Jésus-Christ !
Article paru dans le Sel de la terre n°108
(le premier article était paru dans le Sel de la terre 106)
[1] — On peut ajouter, avec saint Thomas, qu’il n’y a en réalité, du côté de Dieu, aucune distinction réelle entre la création et le gouvernement de l’univers : « La conservation des choses par Dieu ne suppose pas une nouvelle action de sa part, mais seulement qu’il continue à donner l’être, ce qu’il fait en dehors du temps et du mouvement. » (I, q. 104, a. 1, ad 4). — On constate, une fois de plus, que Sébastien Faure s’est enfermé dans des conceptions puériles qu’un simple coup d’œil dans saint Thomas aurait suffi à dissiper.
[2] — Jean-Hervé Nicolas o. p., article « Enfer » dans le Dictionnaire de Spiritualité (t. 4, Paris, Beauchesne, 1959, col. 741-742).
[3] — Cité par saint Thomas d’Aquin, I, q. 2, a. 3, ad 1.
[4] — Un philosophe dirait que le bien existe per se (substantiellement), tandis que le mal existe per accidens : dans un être bon, qu’il vient affaiblir, amputer, désorganiser, détourner de sa fin ou même totalement détruire, mais en disparaissant alors avec lui. Le mal est toujours un parasite du bien, au point de ne pas avoir d’existence propre. Il ne peut exister que dans un sujet autre que lui-même. Même Satan a reçu de Dieu une nature angélique qui est bonne en elle-même, et n’est devenu mauvais que par accident. On en conclut qu’il y a toujours une identité entre le bien et l’être. Le mal est une forme particulière de non-être : non pas n’importe quelle absence d’être, mais une privation, c’est-à-dire l’absence d’une partie ou d’une qualité qui, normalement, devrait être là, et dont le manque empêche le sujet affecté d’être totalement bon, c’est-à-dire pleinement conforme à sa nature et sa finalité.
[5] — Voir « Dieu prouvé au cœur de l’homme », dans Le Sel de la terre 104, p. 34-60.
[6] — La souffrance des animaux est moins aiguë que la nôtre, car ils n’ont pas de conscience réfléchie capable de surexciter l’imagination et la mémoire. Un peu comme un homme endormi ou anesthésié réagit instinctivement aux stimuli nerveux sans ressentir pleinement la souffrance, ils n’en ont qu’une conscience obscure, dont le caractère exact nous échappe, mais qu’il ne faut pas concevoir de façon trop anthropomorphique. — Quant à l’homme, les peines de la vie sont un grand stimulant de son progrès en tous domaines (agriculture, artisanat, science, etc.). Elles occasionnent des sentiments de compassion ou sympathie (littéralement : souffrir avec) qui favorisent grandement la vie sociale. Elles permettent des actes de force, charité, pardon, dévouement, miséricorde, magnanimité, héroïsme – avec les joies qui en découlent, depuis la douceur de la consolation jusqu’à l’allégresse de la victoire. La souffrance est assurément la marque d’une imperfection, mais elle est l’occasion de grands biens.
[7] — Victor Hugo, Les Contemplations, VI, xxvi.
[8] — On pourrait multiplier les citations littéraires sur l’utilité des épreuves : « L’adversité est la chaudière à recuire l’âme » (Montaigne) ; « Il n’y a rien de si infortuné qu’un homme qui n’a jamais souffert » (Joseph de Maistre) ; « La manière la plus profonde de sentir quelque chose est d’en souffrir » (Flaubert) ; « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître, / Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert » (Alfred de Musset) ; « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » (Corneille) ; « Prison de Mons […] où mon âme s’est faite » (Verlaine) ; « On ne suit jamais une route sans un but à atteindre […]. La souffrance est l’appel de la route. » (Estaunié) ; « Soyez béni mon Dieu, qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés / Et comme la meilleure et la plus pure essence / Qui prépare les forts aux saintes voluptés » (Baudelaire).
[9] — I, q. 19, a. 8.
[10] — Saint Thomas d’Aquin note que la miséricorde de Dieu se manifeste même en enfer, par une certaine atténuation des souffrances. Elle se manifeste surtout dans la justification de l’impie, car Dieu lui inspire lui-même, par miséricorde, un mouvement d’amour qui lui permettra d’obtenir le pardon de ses fautes (I, q. 21, a. 4, ad 1).
[11] — Saint Thomas d’Aquin note à cet égard, avec bon sens, que si la restitution d’un bien pris doit s’effectuer à égalité, la peine est, quant à elle, susceptible d’une appréciation et d’un verdict variables selon la diversité des circonstances (II-II, q. 62, a. 3).
[12] — Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 5 et saint Thomas d’Aquin, II-II, q. 120, a. 1.