par le Père Roger-Thomas Calmel (1914-1975)
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Vers 1952, seize ans après avoir reçu l’habit de saint Dominique, le père Calmel expliquait les raisons pour lesquelles il aimait le fondateur de l’Ordre des prêcheurs
1 — D’abord parce qu’il est notre père. « Même si nous avions dix mille pédagogues, dit saint Paul, nous n’avons qu’un père ; et c’est lui qui nous a engendrés dans le Christ par l’Évangile. » Depuis que j’ai pensé entrer dans son ordre (depuis qu’il m’a fait penser y entrer) je n’ai jamais pu prononcer son nom qu’avec beaucoup de tendresse et de respect ; c’est lui le père, lui qui nous a aimés le premier. Comme j’ai trouvé belle, depuis toujours, cette prière quotidienne frissonnante de sanglots et d’espoir :
Sta coram Summo Judice
Pro tuo cœtu pauperum [1]…
2 — J’aime saint Dominique parce qu’il est un prêtre très saint de Jésus-Christ. Toujours il a pensé à être prêtre. Et non seulement il fut un prêtre irréprochable (ce qui ne signifie pas précisément la sainteté) mais il fut un prêtre toujours totalement pris par le Seigneur Jésus. Il disait la messe en pleurant et il ne pouvait apercevoir les cités des hommes, durant ses voyages, du haut de quelque colline, sans se mettre à pleurer. Il avait compris, et à quelle profondeur vertigineuse, ces paroles de l’eucharistie qui résument toute la vie du prêtre, toute son appartenance au cœur eucharistique de Jésus et à son Corps mystique qu’il se forme avec les pécheurs de toutes sortes : « Ceci est le calice de mon sang (…) répandu pour vous et pour la multitude humaine : buvez-en tous. »
3 — Et ce prêtre extrêmement saint que vous étiez (que vous êtes pour l’éternité), ô notre père, avait une intelligence très fine, très profonde, très sûre de la douce Vierge Marie. Les chants qui rythmaient vos pérégrinations étaient le Salve Regina et l’Ave maris Stella. Et l’ordre dont vous êtes le père deviendrait l’ordre du Rosaire et des madones de l’Angelico.
4 — J’aime saint Dominique parce qu’il était d’une pureté non seulement totale mais diffusive, désirée des pauvres et redoutée des démons. Non seulement il était vierge mais, parmi les saints qui ont choisi la virginité pour être plus exclusivement à leur Seigneur, il est sans doute un des très rares qui ait aussi bien compris la femme et qui se soit comporté avec elle avec une liberté aussi simple. Cette amitié de Jésus pour Marthe et Marie, que le disciple bien-aimé évoque en des passages d’une lumière si douce, on ne peut douter qu’elle n’ait été vivante au cœur de notre père. Nous avons tous lu avec ravissement cette scène de la coupe, celle des cuillères de buis, celle – bouleversante – de la recluse dévorée par les vers, qui en sort un de sa poitrine ravagée pour le donner à notre père. Et notre père lui remet dans la main une étoile adamantine et lui rend l’intégrité de sa chair. Nous savons par la déposition des témoins de Bologne et de Toulouse comment de saintes femmes veillaient sur son temporel de pauvre et d’ascète. Nous savons comment la sainte Vierge gronda fort sévèrement cette dévote bégueule et circonspecte qui se scandalisait de voir lancer dans la prédication et les voyages apostoliques des frères tout jeunes : « Crois-tu donc, lui dit la sainte Vierge elle-même, que je ne puisse pas les garder ? » Nous savons que parmi les fondateurs d’ordres, c’est un des très rares qui ait fondé l’ordre des sœurs avant celui des pères. Ce prêtre, grand contemplatif, tendre, pitoyable et pur a compris merveilleusement la femme et c’est pourquoi la femme convertie, l’amie de la sainte Vierge, sainte Marie-Madeleine, s’est faite spontanément la protectrice de son ordre.
5 — J’aime notre père, parce qu’il a eu la passion de la doctrine évangélique et qu’il a fondé un ordre pour l’apporter aux hommes. Et cela d’ailleurs se tient avec son sacerdoce. Son zèle des âmes est admirablement complet et équilibré. Non pas seulement un témoignage de pauvreté par détachement de la terre et par offrande à l’amour qui n’est pas aimé, comme saint François d’Assise, mais avec cela, en même temps, le sentiment que l’homme – quoi qu’il fasse – ne peut se passer d’idée et de doctrine, que, pour sauver les hommes et les attirer à la sainte Église, l’exemple, aussi indispensable soit-il, ne suffira pas. Jésus l’a dit : « Allez, enseignez toutes les nations, instruisez-les. » Saint Dominique, à ce titre, est la vivante image des apôtres et du Docteur des Gentils. « Pugiles fidei et vera mundi lumina [2] », déclare le pape Honorius usant des termes mêmes de la liturgie des apôtres, le jour où il approuve les frères prêcheurs.
6 — Et c’est d’ailleurs parce que son zèle des âmes était complet et équilibré que notre père, loin de se désintéresser des choses de la cité, a voulu une cité chrétienne. Il ne faudrait pas savoir que l’on appartient à une cité – quoi que l’on fasse – pour s’étonner de cet aspect de la vie de notre père ou pour ne pas comprendre sa supplication pendant la bataille de Muret. Mais cette préoccupation de la cité temporelle, elle était aussi pure qu’elle peut l’être au cœur d’un prêtre et il serait inconvenant à son sujet de prononcer, même pour les écarter, les mots d’habileté et de diplomatie.
7 — J’aime notre père parce qu’il fut libre et qu’il fonda un ordre libre. Il fut libre comme ceux que conduit l’Esprit. Il conçut avec une rigueur extrême la fin de son ordre et les moyens : la prédication à tous qui découle de la contemplation – l’ascèse monastique, l’étude et la liturgie créant le climat de cette contemplation, mais ceci bien établi il n’écrivit pas de règle ; du moins il ne rédigea que quelques fragments. Il établit une religion cléricale très sûre de soi mais aucunement minutieuse. Quelques traits nous font saisir sur le vif cette liberté dont les ordres des temps modernes nous ont fait perdre le souvenir – (mais pas le goût, soyez-en certains, ô vénérables fondateurs des siècles classiques !). Songez que saint Dominique avait coutume de dire : « Le grain entassé se pourrit, dispersé il fructifie. » Et il s’entendait à la dispersion pour le salut des âmes. Et lorsqu’un frère se plaignait de n’être pas assez prêt : « Allez quand même, disait-il, deux fois par jour je me souviendrai de vous devant le Seigneur. » C’est ce goût de la liberté – autant que le sens de la prédication qui veut que l’on annonce pauvre le Christ pauvre – qui lui faisait interdire (et avec quelle véhémence !) l’aménagement des couvents comme une installation. Souvenez-vous du chapitre de Bologne et de ses imprécations à son lit de mort. Rien d’étonnant que l’Ordre – dans la mesure même où il était vivant – ait compté aux origines, et ensuite, de si nombreux pérégrinants. Il a fallu le XVIIe siècle et un réformateur aussi myope que le père Michaëlis [3] pour faire du prêcheur une sorte de chartreux qui va prêcher avec crainte ; pour en faire des contemplatifs, il en faisait des casaniers.
8 — Et maintenant, bienheureux père qui voyez ce que vos fils ont fait de votre Ordre – qui savez les temps de misère où nous trébuchons (votre XIIIe siècle fut un jeu en regard des scandales, des erreurs et des souffrances du nôtre) –, qui voyez aussi notre désir d’être vos enfants, oh ! priez pour vos fils et vos filles. Donnez-leur d’aimer tellement Jésus-Christ qu’ils soient oppressés du salut des âmes par la miséricorde de la vérité – qu’ils aient comme vous cette pureté magnétique – cette noblesse – cette liberté royale des enfants et des apôtres. Intercédez aussi pour ce très pauvre fils qui vous consacre ces lignes. Que le feu suave, illuminant et dévorateur qui fait les apôtres pénètre enfin son cœur de toute part afin que sa vie soit donnée dans la joie pour ses frères et ses sœurs.
[1] — Tenez-vous devant le Souverain Juge, intercédant pour votre société de pauvres (NDLR).
[2] — Combattants de la foi et vraies lumières du monde (NDLR).
[3] — Sébastien Michaëlis, né vers 1543, mort le 5 mai 1618, père dominicain fondateur d’une congrégation de stricte observance, la congrégation Occitaine (NDLR).