Augustin Cochin (1876-1916) : un très grand historien
Cet historien est très grand [1]. Ce chrétien héroïque qui tombait devant l’ennemi au pied d’un calvaire de la Somme en 1916 doit être tenu pour un maître et pour un modèle.
Dans le domaine qui lui est propre, la connaissance de la Révolution et de ses mécanismes ténébreux, (…) son intuition est la suivante : la Révolution s’explique non seulement par les doctrines aberrantes du XVIIIe siècle, par la diplomatie, par les difficultés intérieures du Royaume, par la psychologie des monstres au pouvoir, mais encore et davantage par un système nouveau de contre-société qui a la triple propriété de diffuser le mal des personnes, de le dissimuler et de paralyser l’opposition. Une des forces de la Révolution a été d’inventer un système capable de faire marcher les hommes sans qu’ils s’en aperçoivent et de tirer les ficelles sans qu’ils y prennent garde.
Dès cette époque en effet les personnes « éclairées » avaient fondé un peu partout des sociétés de pensée dont le but n’était pas de chercher et de dire le vrai, mais de discuter pour discuter et de lancer les idées « les plus avancées », comme on disait déjà. Pour faire passer ces idées dans la pratique, on se mit à noyauter régions et provinces, c’est-à-dire à découvrir et former quelques adeptes qui n’occuperaient point les premiers postes mais qui, habilement dissimulés, sauraient, au moment opportun, tirer les ficelles et faire croire que le peuple ou la nation demandaient et voulaient ceci ou cela. La grande peur, l’incendie des châteaux, les décisions les plus folles du gouvernement révolutionnaire furent le résultat du travail abject des tireurs de ficelles.
Le communisme a perfectionné le travail et la méthode, il l’a rendu dialectique, mais l’essentiel était conçu et mis en place : dès la fin du XVIIIe siècle.
Montesquieu, Voltaire, Rousseau, l’Encyclopédie étaient en eux-mêmes ruineux et destructeurs ; mais leurs ravages eussent été bien moindres sans le secours des sociétés de pensée, sans le système du noyautage et de la fabrication implacable de la Pensée collective. L’adage est très vrai : les mauvais propos et les mauvais livres corrompent les bonnes mœurs, corrumpunt mores bonos colloquia prava et libelli pravi ; pourtant, dans une société normale, la personne arrive à se défendre des colloquia prava ; étant protégée par des institutions conformes à la nature (par l’ensemble des corps intermédiaires) elle n’est point facilement conditionnée par des pressions anti-naturelles. Dans une société « révolutionnaire » c’est-à-dire une société qui vise à conditionner la personne, celle-ci n’arrive à se défendre qu’avec une extrême difficulté.
Un véritable système de manipulation
Avant la lecture de Cochin, je savais peu de chose de ces éléments sociaux contre-nature : le comité, le parti, la société de pensée, qui ont rendu possible la Révolution et, d’une certaine manière, qui en sont constitutifs. Je croyais que tout dépendait des grands hommes et des grandes œuvres qui faisaient le jeu du diable. C’est vrai en un sens et sans eux rien ne se serait produit. Mais aussi sans les comités et les tireurs de ficelles ces grands hommes et ces grandes œuvres n’auraient sans doute abouti qu’à une Révolution plus ou moins semblable à celles que l’on connaissait jusqu’alors, et non pas à un empoisonnement et à une falsification du corps social.
Avant même l’entrée en scène du communisme, la Révolution avait le sens de la « dialectique ». Elle visait non seulement à prêcher une doctrine mais encore et surtout à dissoudre les corps naturels de la nation. Il s’agissait pour y parvenir de travailler sans être repéré ; pour cela on monte des comités qui fabriquent l’opinion et qui font croire au peuple, alors qu’il exécute le plan des sociétés de pensée, qu’il se décide et se soulève de son propre mouvement.
Une tyrannie d’un genre nouveau
Augustin Cochin ne dit pas tout. Il ne montre pas assez la part des doctrinaires subversifs et leur responsabilité majeure dans la Révolution. En particulier il ne montre pas assez que le génie de Rousseau, à la fois dissolvant et fécond dans l’anti-naturel, a joué un rôle de tout premier plan. La décadence de l’autorité royale, la décomposition de la noblesse et l’affadissement d’une partie du clergé sont également des causes très importantes. Par ailleurs la méchanceté, l’envie, la cupidité et l’ambition des meneurs révolutionnaires ont été pour une très large part dans cette subversion générale.
Il reste que la Révolution ne se serait pas faite aussi vite, ni aussi violemment, ni aussi uniformément sans la mécanique des sociétés et des clubs. Cochin a tout à fait raison de mettre leur action en relief. On ne peut dire cependant qu’ils soient au principe de la Révolution. C’est Taine qui a raison, quoique dise Cochin, quand il fait résider en des personnalités de doctrinaires insensés ou d’hommes d’action pervers la cause suprême de la Révolution. Seulement, à des personnalités mauvaises les sociétés de pensée et les clubs ont conféré une puissance de mal jamais encore égalée. Sur ce point Augustin Cochin a vu tout à fait juste et sa découverte est extrêmement précieuse. Elle en revient à dire qu’il existe un système artificiel et contre-nature de groupement et d’association grâce auquel les mensonges et les méchancetés, – qui restent toujours le fait des personnes singulières évidemment – reçoivent un pouvoir destructeur qui dépasse de très loin la puissance dans le mal d’une personne singulière, ou même d’une société mauvaise de type classique. Pour exercer les ravages qu’elle a exercés la Révolution n’a pas eu besoin d’être conduite par des génies. Pour être conçue elle a eu besoin certes de génies (de génies aberrants). Mais pour se réaliser il a suffi qu’un petit nombre de menteurs et de méchantes gens se soit laissé prendre par le mécanisme des groupements artificiels des clubs et des comités. Or ce genre de groupement est une innovation. Par rapport aux complots, conjurations et conspirations, vieilles comme la société humaine, il constitue une véritable nouveauté. Les agents de la Révolution n’étaient peut-être pas plus mauvais que tel ou tel persécuteur des premiers siècles mais, en les faisant entrer dans le jeu des « sociétés » et des clubs, le diable renforçait leur méchanceté personnelle et arrivait à rendre la société normale invivable ; il inventait une tyrannie d’un genre nouveau, plus corruptrice des tyrans et plus destructrice du droit naturel que la tyrannie d’un Néron ou d’un Domitien. Voilà en quel sens le diable perfectionne sa méthode, développe sa contre-Église et transforme en Bête la cité politique.
Face à la Révolution, recourir à la Vierge
Nous avons déjà parlé des sociétés possédées du diable [2], du fait que les institutions sont contraires au droit naturel. Nous devons ajouter : la société est encore plus possédée du diable lorsque l’élément anti-naturel (qui est aussi ancien que le monde) est livré à la dialectique communiste ; ou à cette ébauche de dialectique que représentaient au XVIIIe s. les sociétés de pensée et les clubs.
Avec la Révolution un virus nouveau s’est introduit dans la société ; non seulement des doctrines subversives, mais tout un système pour les faire admettre et les faire réaliser. C’est le mérite d’Augustin Cochin d’avoir isolé et étudié ce virus.
A certaines époques l’Antéchrist invente un appareil nouveau pour amener les hommes à renier le Christ et à violer tranquillement les lois les plus profondes de leur nature. Mais c’est aussi à ces heures affolantes que la Sainte Vierge se manifeste davantage aux pauvres hommes pour les soustraire à l’emprise du diable, les convertir à son Fils et leur permettre de continuer leur pèlerinage ici-bas dans des conditions assez normales, pour que le Salut demeure toujours possible.
Roger-Thomas CALMEL O. P.
dans Itinéraires nº 43, p. 108-111.
NB : Le système de manipulation découvert par Augustin Cochin est aussi la clé de la dictature maçonnique qui asservit et détruit la France depuis plus d’un siècle.
[1] Augustin Cochin : principalement Les Sociétés de Pensée et la Démocratie (Plon, éd.), mais aussi La Révolution et la libre Pensée (Plon, éd.). Les Sociétés de Pensée et la Révolution en Bretagne (Plon, éd.). Abstraction révolutionnaire et réalisme politique (Desclée de Brouwer). Très bonne étude sur Cochin par Antoine de Meaux : Augustin Cochin et la Genèse de la Révolution (Plon, éd.). — La Revue Thomiste, n° 2 de 1959, a signalé et loué les œuvres d’Augustin Cochin.
[2] Il va sans dire que nous parlons en un sens imagé et non pas rigoureux. Car la possession au sens propre désigne une contrainte extérieure du Démon sans impliquer, de soi, la perversion du cœur ; il existe des possédés en état de grâce. Dans notre propos au contraire, il s’agit d’une influence du Démon qui ne s’exerce pas seulement au dehors, mais qui pénètre dans la vie même et dans les structures de la société : dans les institutions, dans les mœurs et dans les lois. Il s’agit de sociétés à mentalité démoniaque, exactement le contraire d’une société ayant l’esprit chrétien.