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Un Nobel de médecine face aux miracles de Lourdes
Fils de bourgeois lyonnais, le docteur Alexis Carrel a perdu la foi. Les croyants sont, pour lui, des enfants naïfs ou des fanatiques têtus. Lui, veut être un savant d’une impartialité absolue devant les faits : « un bon instrument enregistreur » comme il dit. Mais au printemps 1901, il rencontre un religieux dominicain qui lui parle des miracles de Lourdes. Carrel écoute. On pourrait donc constater scientifiquement, avec les méthodes positives de la médecine, une intervention extraordinaire de Dieu ? Il note : « Un miracle, scientifiquement contrôlé par moi, me conduirait seul à la certitude absolue ».
N’est-ce pas beaucoup demander ?
En mai 1902, un médecin ami, brusquement empêché d’accompagner les malades d’un pèlerinage à Lourdes, demande à Carrel de prendre sa place.
Carrel hésite, mais après tout pourquoi ne pas étudier ces histoires de Lourdes en savant ? S’il n’y a que des guérisons imaginaires, la perte de temps ne sera pas bien grande ! Si, d’aventure, il y a un effet réel, quelle qu’en soit la cause, il faut l’étudier de façon vraiment scientifique, sans parti pris, comme on étudierait un malade dans un hôpital, ou comme s’il s’agissait d’une expérience de laboratoire.
« Si l’on découvre des supercheries ou des erreurs, on a alors le droit de les signaler. Si, par impossible, les faits étaient réels, on aurait la bonne fortune de voir une chose infiniment intéressante, qui pourrait mettre sur la voie de choses fort sérieuses. »
Le voyage de Lourdes (mai 1902)
Carrel part. De ce voyage nous avons deux récits de Carrel lui-même : l’un qu’il remit au Dr Boissarie à Lourdes et que nous publions ci-après ; l’autre que Carrel rédige pour lui-même et qui, retrouvé dans ses papiers après sa mort par son épouse, a été publié sous le titre Le Voyage de Lourdes, chez l’éditeur Plon, en 1949.
De toutes les malades du pèlerinage, Marie Bailly réclame le plus de soins ; elle est mourante. Le chirurgien de l’hôpital Saint-Joseph a refusé de l’opérer, parce que son état était trop grave. Elle avait voulu absolument venir à Lourdes. Au départ, on la recommande tout spécialement au médecin : « Elle est si faible que je crains un malheur. »
Dans la nuit, Carrel doit faire des piqûres à la malade. Il en profite pour étudier son cas : il étudie ses antécédents, ses parents morts tuberculeux, elle-même toujours malade et toussant, crachant le sang depuis l’âge de 17 ans, enfin la péritonite tuberculeuse. Le carnet de Carrel note la marche de la maladie.
Mercredi 28 mai.
Ce jour-là semble être le dernier : Carrel note heure par heure ce qu’il appelle déjà « la faillite du miracle » :
1 h 15 (de l’après-midi)
État très mauvais. La malade répond avec difficulté et d’une manière vague aux questions qu’on lui pose. Ventre très douloureux, très tendu. Pouls irrégulier, petit, presque incomptable à 160 ; respiration saccadée à 90, face grippée, très pâle, légèrement violacée. Le nez, les oreilles, les extrémités se sont refroidies.
A ce moment arrive le Dr Geoffray, de Rive-de-Gier, il regarde la malade, palpe, percute, ausculte le cœur, les poumons ; il nous dit qu’elle est à l’agonie. Comme il n’y a plus rien à perdre et que la malade veut aller de nouveau à la grotte, on l’y transporte sur un brancard.
1 h 50
Arrivée de la malade aux piscines. Elle est inerte, couchée sur le dos, la figure renversée en arrière, décolorée, avec une teinte violacée aux pommettes, respiration très rapide ; sous la couverture on aperçoit la saillie du ventre.
2 h 20
Au sortir des piscines, on la transporte devant la grotte ; le brancard est déposé sur le sol ; peu de monde encore, les cérémonies religieuses ne sont pas commencées ; la malade est en pleine lumière ; il est facile de l’examiner.
Alors sous les yeux de Carrel, la malade reprend vie.
2 h 30 à 2 h 40
La respiration se ralentit et devient plus régulière. L’aspect de la figure se modifie, une très légère teinte rose se répand sur la peau de la face. La malade paraît se sentir mieux et sourit à son infirmière penchée au-dessus d’elle.
« Je suis halluciné, se dit-il, c’est un phénomène psychologique intéressant et qu’il faudrait peut-être noter. » Il sortit son stylo et nota sur sa manchette l’heure exacte de son observation. Il était deux heures quarante. « Cependant jusqu’à ce jour, je n’ai jamais eu d’hallucination » se disait-il. Tout à coup il se sentit pâlir.
2 h 55
Le profil du corps visible sous la couverture se modifie et la saillie du ventre s’affaisse, l’amélioration de l’aspect général s’accuse et devient évidente.
3 h 10
Les mains, les oreilles, le nez sont chauds. La respiration s’est ralentie, 40 par minute, le cœur plus fort, plus régulier, mais rapide à 140. La malade nous dit qu’elle se sent mieux ; on lui fait prendre un peu de lait ; il n’y a plus de vomissements.
3 h 20
La malade se soulève et regarde autour d’elle. A la place du ventre la couverture s’est déprimée. Les jambes remuent et le corps se tourne du côté droit. La figure est devenue calme et rosée.
3 h 45
On transporte le brancard au Rosaire.
4 h 15
L’amélioration s’est accentuée. La respiration est tranquille, la figure rose. La malade me dit qu’elle se sent très bien et que, si elle osait, elle pourrait se lever. Son allure change tellement que tout le monde s’en aperçoit. Elle est alors portée au Bureau des Constatations. Elle arrive couchée sur un matelas. Elle repart assise dans une petite voiture. Les déclarations des docteurs sont inscrites sur les registres. Le procès-verbal reproduit exactement les impressions de nos confrères.
7 h 30
Examen à l’hôpital. Aspect général excellent, figure très amaigrie, calme et rose, respiration très régulière. Le ventre possède à présent la paroi souple, élastique et déprimée d’une jeune fille de vingt ans bien constituée et très amaigrie. Cette paroi extrêmement mince permet une exploration très facile des organes ; l’aorte bat sous le doigt ; du côté droit, dans la profondeur, masse dure, qui occupe le flanc et remonte dans les lombes. Entre les deux mains on circonscrit un gâteau très dur non douloureux, gros comme l’avant-bras, solidement fixé contre la paroi postérieure de l’abdomen. Cette tumeur ne se déplace pas pendant les mouvements de respiration.
8 h du soir
L’amélioration continue ; voix plus forte, respiration 30 ; pouls 100, régulier et plein.
Carrel a la sensation d’avoir reçu un coup de poing sur la tête, à force de retourner le problème dans tous les sens.
« Cette jeune fille est complètement guérie, c’est indiscutable… C’est la réalisation de l’impossible. » Il vérifie le diagnostic : il ne s’était pas trompé. Il continuera d’examiner Marie Bailly de retour à Lyon.
Mercredi 4 juin
Marie Bailly a l’aspect d’une jeune fille en bonne santé ; bon appétit, augmentation rapide de poids, près d’une livre. Ventre absolument souple, disparition de toute tumeur. Pas de stigmate d’hystérie, pas de plaques d’anesthésie, pas de diminution du champ visuel, pas de troubles intellectuels. Dans le courant de sa maladie, du reste, on n’avait pas trouvé chez elle de symptômes d’hystérie, pas de crises nerveuses, ni dépression, ni excitation, caractère doux et calme.
27 juin
Depuis, augmentation de 6 kilos, santé parfaite.
Juillet
Pendant la deuxième semaine de juillet, il n’y a plus de gonflement de jambes. La malade est entièrement guérie. Son poids augmente d’un kilo par semaine. État général parfait. Cette jeune fille est modeste, calme, assez intelligente, mémoire très nette, ne parle de sa guérison que lorsqu’on l’interroge, ne joue pas à la sainte.
8 août
Quitte l’hôpital, est acceptée comme novice par les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
A la recherche d’une explication
La veille de la guérison, Carrel avait discuté avec un ancien camarade de collège rencontré par hasard. Passant en revue les malades susceptibles de guérir, Carrel avait signalé quelques cas. Parlant de Marie Bailly, il avait dit : Si celle-là guérissait, ce serait vraiment un miracle. Je croirais à tout, et je me ferais moine.
— Méfie-toi, avait répliqué A., en riant.
De fait, le lendemain, il retrouve son ami.
— Es-tu convaincu à présent, philosophe incrédule ? lui demande doucement A.
— Que te répondre ? Croire est un acte si complexe !
— Cependant, tu étais si convaincu qu’elle était atteinte d’une affection organique, que tu m’avais affirmé que si elle guérissait tu te ferais moine.
— Hélas ! Je reconnais avoir prononcé une parole imprudente, mais cela indique seulement ma bonne foi, nullement mon infaillibilité. J’ai pu me tromper…
En même temps qu’il échafaude toutes les hypothèses possibles pour échapper à l’aveu du miracle, il se sent coincé : « Ou bien la certitude clinique n’existe plus pour moi et je suis incapable d’étudier un malade, ou bien voilà un fait nouveau, vraiment stupéfiant, qu’il faut étudier dans ses moindres détails. »
Il lui était très désagréable d’être mêlé à une histoire de miracle, mais il était venu pour voir, il avait vu, et comme dans une expérience de laboratoire, il ne pouvait pas dénaturer le résultat de ses observations. Faits scientifiques nouveaux ? Ou faits appartenant au domaine du surnaturel ? Ces questions étaient d’une gravité considérable ; car il ne s’agissait pas d’une simple adhésion à un théorème de géométrie, mais à des choses qui peuvent changer l’orientation de la vie.
Un témoin qui réfléchit trente ans avant de conclure
« Dieu serait-il autre chose qu’un mythe ? ». Carrel a envie de croire, « croire éperdument, aveuglément, sans plus jamais discuter ni critiquer ». Mais de fait, il n’y arrive pas. Il invoque la Vierge : « Vierge douce, secourable aux malheureux qui vous implorent humblement, gardez-moi […] Vous avez voulu répondre à mon doute par un miracle éclatant. Je ne sais pas le voir et je doute encore. »
Carrel n’arrive pas encore à dire : Dieu. Mais il reste loyal vis-à-vis des faits.
A Lyon, la guérison de Marie Bailly s’ébruite. Le nom de Carrel y est mêlé.
Au cours d’un dîner, un professeur de la Faculté l’interroge. Carrel affirme les faits. Un froid glacial saisit l’assemblée : la Faculté de Lyon est alors matérialiste et n’aime pas les traitements qui tiennent du prodige.
— « Oh, je ne m’explique pas, poursuit Carrel, dans le silence général, je ne discute pas. Je ne pose pas d’hypothèse. Je n’interprète pas. Je ne rapporte que les faits. C’est tout. »
— « Inutile d’insister davantage, reprend le professeur. Avec de telles idées je crois pouvoir vous dire, vous feriez mieux de renoncer au concours. La Faculté de Lyon ne vous ouvrira pas ses portes. »
C’est ainsi que, deux ans plus tard, Carrel s’embarquait pour l’Amérique où ses travaux sur la transplantation d’organes lui procuraient, en moins de huit ans, le prix Nobel de médecine (1912).
Toujours rationaliste, le Dr Carrel reste dans le doute. Mais la guérison extraordinaire effectuée sous ses yeux, à Lourdes, le poursuit. En 1938, c’est-à-dire 35 ans après le voyage à Lourdes, il écrit : « Au fond de l’obscurité il y a encore l’espoir de la lumière. Mais la lumière ne peut venir de l’intelligence. »
Effectivement, l’intelligence humaine a besoin de l’aide divine – la grâce – pour atteindre la vérité sur Dieu. En mai 1944, quelques mois avant sa mort, il écrit : « Ce Dieu si abordable à celui qui sait aimer, se cache à celui qui ne sait que comprendre. »
Il insiste sur l’importance de la prière : « De même que la respiration est la fonction qui permet les échanges gazeux entre notre corps et l’atmosphère, de même la prière serait la fonction permettant les échanges entre Dieu et l’homme. »
Finalement, le Dr Carrel meurt dans la paix, pleinement catholique, muni des derniers sacrements (confession, communion, extrême-onction) le 5 novembre 1944. Il lui a fallu toute sa vie pour retrouver la foi, et il a défendu, auparavant, quelques idées aventureuses [1]. Mais la Vierge Marie a répondu à sa prière. Elle l’a mené vers Dieu.
Il a écrit, peu avant sa mort : « Pour chaque homme, la mort a différentes significations ; car la mort dépend de la vie ; et le sens de la vie change suivant les individus. Presque toujours la mort est comme la fin d’une journée de pluie monotone, pénible triste. Parfois elle a la beauté du crépuscule dans la montagne, ou elle ressemble au sommeil du héros après le combat. Mais elle peut être, si nous le voulons, l’immersion de l’âme dans la splendeur de Dieu. »
Six ans auparavant, le 3 novembre 1938, il notait dans son journal : « Seigneur, ma vie a été un désert, car je vous ai pas connu. Faites que malgré l’automne, le désert fleurisse ! Que chaque minute des jours qui me restent soit consacrée à vous ! »
[1] –– On lui a beaucoup reproché ses idées « eugénistes ». Dans les années 1970-1990, une longue campagne fut menée par quelques associations (subventionnées par l’Etat) pour faire débaptiser toutes les rues de France qui portent le nom « Alexis Carrel », et jusqu’à la Faculté de Médecine de Lyon (en 1996). L’eugénisme n’était qu’un prétexte car Alexis Carrel n’avait, sur ce sujet, que les idées de beaucoup de ses contemporains. Les idéologues eugénistes ne sont jamais inquiétés lorsqu’ils sont franc-maçons. Il s’agissait en réalité de faire oublier ce prix Nobel de la médecine qui avait eu le grand tort d’être témoin direct d’un miracle à Lourdes.