Extrait du Liber Sacramentorum du cardinal Schuster, O.S.B. (avec quelques légères modifications).
Parmi les diverses messes votives du Missel romain, il s’en trouve une ayant pour titre : pro vitanda mortalitate, vel tempore pestilenliæ (pour éviter une mortalité, ou en temps de peste). […]
Malgré ces imperfections, cette messe est dominée par un sentiment profond de foi et de confiance et, surtout dans sa première partie jusqu’à l’offertoire, elle a un caractère grandiose et tragique, particulièrement sensible à l’introït. L’enseignement général qu’on en peut retirer est celui-ci : le remède le plus efficace pour se préserver de la contagion c’est l’hygiène de l’âme, c’est une conscience pure de toute tache de péché. […]
Dans les anciens Sacramentaires, toutes les nécessités publiques et privées, tous les besoins de la vie des individus, des familles, des peuples, ont toujours leur expression définitive dans le Sacrifice eucharistique ; et tandis que dans l’Ancien Testament il y avait un grand nombre d’oblations, pour le péché, pour la purification, pour la pacification, pour la propitiation, etc., dans le Nouveau, au contraire, l’Hostie sainte de nos autels, en un sacrifice parfait, unique et définitif, comprend et renferme toutes les différentes significations que s’efforçaient partiellement d’exprimer ces autres sacrifices légaux. On peut dire que dans le Nouveau Testament la sainte Eucharistie est toute la religion du peuple fidèle.
L’antienne de l’introït de la messe pro vitanda mortalitate (pour éviter la mortalité) s’inspire de la prière de David demandant au Seigneur de mettre fin à la peste qui, depuis trois jours déjà, faisait des ravages dans la population. Le psaume est le 79e , qui, par son caractère nettement messianique, s’adapte très bien à la circonstance.
Introït. 2 S 24, 16.
Recordare, Domine, testamenti tui, et dic Angelo percutienti : cesset iam manus tua, et non desoletur terra, et ne perdas omnem animam vivam. Ps. 79. Qui régis Israël, intende : qui deducis, velut ovem, Ioseph. – Gloria Patri. – Recordare. | Souvenez-vous, Seigneur, de votre alliance, et dites à l’Ange qui nous frappe : retiens désormais ta main, afin que la terre ne soit pas désolée, et ne perds pas tout ce qui vit. Ps.79. Écoutez, ô vous qui gouvernez Israël, et qui conduisez Joseph comme une brebis. – Gloire. – Souvenez-vous. |
Les grandes calamités, les malheurs publics, ont presque toujours le caractère d’une sanction pénale infligée par Dieu aux fautes sociales. Les individus ont aussi l’autre monde pour expier leurs péchés ; mais les nations et les États ne l’ont pas, et c’est pourquoi le Seigneur punit ici-bas leurs fautes sociales. La fin qu’il se propose par ces fléaux publics est d’amener les peuples à corriger leur propre vie ; aussi le moyen le plus sûr et le plus ordinaire d’arrêter en cette occasion le bras de la Justice divine, est-il de se convertir et de revenir à Dieu. Ainsi pensa saint Grégoire le Grand, lorsque, pour faire cesser la peste qui désola Rome en 590, il prescrivit la célèbre litania septiformis [1] et la procession se rendant à la basilique vaticane. C’est de ces sentiments que s’inspire la collecte suivante :
Deus, qui non mortem, sed pœnitentiam desideras peccatorum : populum tuum ad te revertentem propitius respice ; ut, dum tibi dévotus existit, iracundiæ tuæ flagella ab eo clementer amoveas. PerDominum. | O Dieu qui ne désirez pas la mort des pécheurs, mais leur pénitence, regardez favorablement votre peuple qui revient vers vous ; et puisque désormais il vous est dévoué, éloignez de lui dans votre bonté les fléaux de votre colère. Par notre Seigneur |
La lecture est tirée du même chapitre que l’introït. Durant le règne de David sévit la peste, qui, en trois jours, moissonna soixante-dix mille victimes. L’Ange, ministre de la sainteté du Seigneur, fut chargé de punir sur le peuple le péché de vaine gloire commis par le Roi lorsque celui-ci ordonna le recensement de la nation ; et cela en vertu du principe de solidarité si bien compris des anciens, pour qui les fautes ou les mérites des parents et des chefs sont la source de malédictions ou de bénédictions pour leurs enfants et pour leurs sujets. En cela d’ailleurs Dieu ne commet aucune injustice, puisqu’il s’agit simplement d’une soustraction de biens temporels absolument gratuits, toujours ordonnée d’ailleurs au bien véritable et éternel des individus qui en éprouvent le dommage matériel. Ainsi, par exemple, pour ces victimes de la peste au temps de David, l’épidémie qui anticipa leur sortie de ce monde ne fut, en réalité, qu’un plus grand bien ; car Dieu qui, ordinairement, ne punit jamais deux fois la même faute, fit servir cette mort expiatrice au salut de leur âme ; de la sorte les pauvres victimes succombèrent à l’épidémie au moment le plus favorable à leur salut éternel. De même, ceux qui, dans les impénétrables jugements de Dieu, ne se sauvèrent pas, cessèrent-ils du moins d’aggraver leur culpabilité par d’autres péchés et rendirent-ils ainsi moins terrible leur enfer. David apaisa le Seigneur irrité, en érigeant un autel votif à l’endroit où il avait vu l’Ange avec son glaive dégainé ; l’autel est le symbole de Jésus-Rédempteur, qui, par son Sang précieux, réconcilie avec Dieu l’humanité tout entière.
Le Seigneur envoya donc la peste dans Israël, depuis le matin de ce jour-là jusqu’au temps arrêté ; et depuis Dan jusqu’à Bersabée, il mourut du peuple soixante-dix mille personnes. Et comme l’Ange du Seigneur étendait déjà sa main sur Jérusalem pour la ravager, Dieu eut compassion de tant de maux, et il dit à l’Ange exterminateur : C’est assez ; retenez votre main. L’Ange du Seigneur était alors près de l’aire d’Areuna le Jébuséen. Et David, voyant l’Ange qui frappait le peuple, dit au Seigneur : C’est moi qui ai péché, c’est moi qui suis le coupable ; ceux-ci, qui ne sont que des brebis, qu’ont-ils fait ? Que votre main, je vous prie, se tourne contre moi et contre la maison de mon père. Alors Gad vint dire à David : Montez, et dressez un autel au Seigneur dans l’aire d’Areuna le Jébuséen. David monta suivant l’ordre que Gad lui donnait de la part de Dieu. Et il dressa là au Seigneur un autel sur lequel il offrit des holocaustes et des hosties pacifiques. Alors le Seigneur fut réconcilié avec le pays, et la plaie se retira d’Israël (2 S 24,15-19 et 25, traduction de Fillion).
Le répons-graduel est tiré du psaume 106 :
Le Seigneur envoya son Verbe pour guérir le monde et le soustraire à la mort, ℣ Gloire au Seigneur dans sa miséricorde, et dans les prodiges opérés en faveur des enfants d’Adam.
Non seulement Jésus guérissait les malades, mais il laissa à ses Apôtres le charisme des guérisons ; aussi, par l’intermédiaire des membres d’élite de l’Église, chaque jour se renouvelle parmi nous le prodige du retour à la santé des pauvres malades.
Suit le verset alléluiatique, tiré du psaume 68 :
Alléluia, Alléluia, ℣ Sauvez-moi, ô Yahweh, car les eaux ont déjà pénétré jusqu’à mon âme.
Entre la Septuagésime et Pâques, on omet le verset alléluiatique, et on chante à sa place le trait tiré du psaume 102 : Domine, non secundum peccata, que, depuis le temps de Hadrien 1er, l’on chante aux trois féries quadragésimales du lundi, du mercredi et du vendredi. Durant le temps pascal, au lieu du répons, on dit le verset alléluiatique ; puis, malgré la suppression actuelle d’une seconde lecture, on ajoute un deuxième psaume, lui aussi atrophié et réduit à un seul hémistiche. Celui de notre messe n’a pas même été tiré du Psautier, mais des petits Prophètes.
Alléluia (Zac 8, 7-8). Au jour du malheur, je sauverai mon peuple d’Israël et je montrerai dans la vérité et dans la justice que c’est moi qui suis son Dieu.
En présence des grands cataclysmes telluriques, des épidémies, etc., l’orgueil humain se sent comme anéanti ; toutes ses découvertes, sa science vaniteuse ne peuvent rien contre Dieu qui, « d’un doigt touche la terre, et celle-ci se dessèche et se dissout ». L’homme élève vers le ciel ses tours de Babel, il construit des palais, des monuments qui semblent devoir défier l’éternité ; quelques secondes de tremblement de terre, et les cités les plus populeuses deviennent un monceau de ruines… La science fait des prodiges ; l’homme croit avoir arraché désormais à la nature tous ses secrets ; il se flatte de gouverner l’univers et de pouvoir enfin se passer de Dieu. Alors éclate une épidémie ; un bacille mystérieux suffit à moissonner des milliers et des milliers de victimes et à bouleverser tous les plans du monde. Qu’est-ce donc ? Un microbe, un être presque invisible à notre regard, qui anéantit l’orgueil humain. Voilà ce qu’est cette vie humaine, à la durée de laquelle peuvent attenter si efficacement des ennemis microscopiques ! Dieu seul est fort, sage et bon. En lui seul nous devons avoir confiance, car lui seul ne nous manque jamais. Tout le reste, science, art, gloire, santé, force, n’est que vanité.
La péricope évangélique est celle du samedi des Quatre-Temps d’été (Lc 4, 38-44) et concerne la guérison de la belle-mère de saint Pierre et des nombreux malades que ce miracle encouragea à s’approcher de Jésus. Du jour où le Verbe a pris notre chair humaine, il a conféré à celle-ci la vertu de répandre de toutes parts des trésors de sainteté, de grâce et de santé. C’est pourquoi les saints, dans l’antiquité chrétienne spécialement, s’approchaient de l’Eucharistie comme d’un remède non seulement de l’âme mais aussi du corps. Les Pères de l’Église rapportent de nombreux exemples de guérisons obtenues grâce à la sainte Communion. Saint Jean Chrysostome raconte même que la simple onction de l’huile des lampes qui étaient suspendues en forme de couronne au-dessus du saint autel, conférait parfois la santé à un grand nombre de malades. Nous avons aussi rappelé, dans les pages précédentes, que dès le 11e siècle, à la messe solennelle du dimanche, il était de règle que l’évêque bénît l’huile pour les malades. Par la suite, ce rite ayant été limité à la seule messe chrismale du Jeudi Saint, les fidèles de Rome avaient l’habitude, durant le haut moyen âge, de présenter chacun son ampoule pour la faire bénir par le Pape ou par le clergé concélébrant. Cet oleum infirmorum était conservé avec respect dans chaque maison, comme nous conservons maintenant l’eau bénite.
Combien différent est maintenant l’esprit des chrétiens qui ont l’Huile sainte en horreur, comme si elle annonçait l’approche du fossoyeur !
Étant sorti de la synagogue, Jésus entra dans la maison de Simon. Or la belle-mère de Simon était retenue par une forte fièvre ; et ils le prièrent pour elle. Alors, debout auprès d’elle, il commanda à la fièvre, et la fièvre la quitta. Et se levant aussitôt, elle les servait. Lorsque le soleil fut couché, tous ceux qui avaient des malades atteints de diverses maladies les lui amenaient. Et lui, imposant les mains sur chacun d’eux, les guérissait. Et les démons sortaient d’un grand nombre, criant et disant : Vous êtes le Fils de Dieu. Mais il les menaçait, et il ne leur permettait pas de dire qu’ils savaient qu’il était le Christ. Lorsqu’il fut jour, il sortit et alla dans un lieu désert ; et les foules le cherchaient, et elles vinrent jusqu’à lui, et elles voulaient le retenir, de peur qu’il ne les quittât. Il leur dit : Il faut que j’annonce aussi aux autres villes la bonne nouvelle du royaume de Dieu ; car c’est pour cela que j’ai été envoyé. Et il prêchait dans les synagogues de Galilée (Lc 4, 38-44, traduction de Fillion).
L’antienne qui accompagnait le psaume de l’offertoire est tirée du Livre des Nombres (16, 48) où il est question de la révolte du peuple contre Moïse, et du châtiment infligé par Dieu aux quatorze mille hommes qui avaient murmuré, et qui furent dévorés par le feu du ciel. Par ordre du grand législateur d’Israël, le pontife Aaron son frère s’interpose comme médiateur entre la multitude des cadavres, les rares survivants et la justice divine. Il élève vers Dieu l’encens de la prière et l’apaise.
Le grand prêtre se plaça entre les morts et les vivants, un encensoir d’or à la main ; offrant un sacrifice d’encens, il apaisa la colère de Dieu et le Seigneur fit cesser le fléau.
Telle est la charge, la vocation qui convient au clergé : le prêtre a été séparé de la foule du peuple pour être médiateur de grâce entre Dieu et les hommes. Parmi un si grand nombre de ministères et de fonctions qui lui reviennent, rien n’est plus digne – et il est à propos de le rappeler en notre temps d’activité vertigineuse – rien n’est plus essentiel que le Sacrifice eucharistique, que la contemplation liturgique, que la psalmodie in loco sancto, in quo orat sacerdos pro delictis et peccatis populi (dans le lieu saint où le prêtre prie pour les fautes et les péchés du peuple [2]). Le prêtre prie et intercède pour les crimes des autres, car il est bien entendu qu’il doit être saint et pur de tout péché ; autrement, si non placet, non placat (s’il ne plait pas, il n’apaise pas), selon la juste remarque de saint Bernard. Saint Jérôme observe de son côté, à propos des purifications prescrites aux Juifs par la Loi : « Quelqu’un a-t-il péché parmi le peuple ? Le prêtre prie pour le coupable, et sa faute lui est remise. Mais si le prêtre a péché, qui priera pour lui ? »
La prière sur les oblations [Secrète] est la suivante :
Subveniat nobis, quæsumus, Domine, Sacrificii præsentis oblatio : quæ nos et ab erroribus universis potenter absolvat, et a totius eripiat perditionis incursu. Per Dominum. |
Faites que nous soit profitable, Seigneur, l’offrande de ce sacrifice ; et que celle-ci, nous purifiant entièrement de toute tache, nous fasse aussi échapper à tout péril de mort. Par notre Seigneur. |
En temps d’épidémie, alors que la science est toute occupée à en rechercher les remèdes et les causes, combien sage est l’Église qui nous indique la première et véritable source de tout mal : le péché. Celui-ci écarté, moyennant une sincère conversion, l’épidémie disparaît elle aussi, Dieu s’apaise, rend sa grâce, et celle-ci purifie même le corps de toute souillure de contagion.
L’antienne pour le psaume de la communion (Lc 6, 17-19) – ce dernier, lui aussi, a disparu de l’usage – n’est empruntée, contrairement à toutes les règles, ni au psautier, ni à la péricope évangélique lue à la messe. Ce fait révèle une rédaction assez tardive, alors qu’on n’attachait plus d’importance à ces règles.
On présentait à Jésus une immense foule de malades et de possédés du démon ; de lui sortait en effet une vertu qui les guérissait tous.
De même que le fruit de l’arbre fatal a empoisonné la vie de tous les mortels, ainsi le fruit du sein béni de Marie est le vrai remède d’immortalité, l’antidote contre le virus du péché qui s’est répandu à la fois dans l’âme et dans le corps.
L’antique liturgie supposait toujours que les fidèles, lesquels avaient offert à Dieu le sacrifice avec le prêtre, y participaient pieusement par la communion. En effet, pour des peuples habitués aux sacrifices idolâtriques, un sacrifice auquel les assistants n’auraient pas participé réellement, moyennant un banquet rituel, eût semblé incompréhensible.
Voici la prière d’action de grâces après la sainte communion :
Exaudi nos, Deus, salutaris noster : et [intercedente beata Maria semper virgine cum omnibus sanctis] populum tuum ab iracundiæ tuæ terroribus liberum, et misericordiæ tuæ fac largitate securum. Per Dominum. |
O Dieu, notre salut, exaucez-nous ; et, [par l’intercession de la bienheureuse Marie toujours Vierge et de tous les saints [3]], ayant délivré votre peuple de la terreur de votre colère, rassurez-le par l’abondance de votre miséricorde. Par notre Seigneur. |
Les épidémies pourront bien avoir leurs causes physiques et leurs remèdes. Mais celui qui considère ces fléaux, devant lesquels la science humaine se sent impuissante, d’un point de vue supérieur et surnaturel, les reconnaîtra aisément comme les conséquences du péché, et spécialement des fautes sociales. Le remède ? La conformité à la sainte volonté de Dieu qui dispose et ordonne tout en vue de notre vrai bien ; la conversion sincère et la correction de nos fautes ; puis, selon notre influence sociale, une activité et un zèle ardents pour que l’expiation et la conversion individuelle deviennent les facteurs du retour sincère à Dieu de la société contemporaine elle-même, generatio mala et adultera (génération mauvaise et adultère).
[1] — Ces litanies de sept espèces différentes forment ce qu’on appelle la grande litanie. Elle est chantée en procession le jour de la Saint-Marc (25 avril) en souvenir de la procession demandée par saint Grégoire le Grand pour faire arrêter une peste à Rome.
[2] — Tiré d’un des répons brefs de l’office de la dédicace.
[3] — Ces mots entre crochets sont ajoutés dans la liturgie dominicaine.