Une Eglise sans frontières, tel est le dessein du pape François décrit à l'avance par le père Calmel en 1971 dans le numéro 151 de la revue Itinéraires.
Télécharger : « Une Eglise sans frontières » (prologue de Apologie de l’Eglise de toujours)
« Apologie pour l’Église de toujours »
Par le Père Roger-Thomas Calmel O.P. (1914-1975)
(paru dans Itinéraires 151, mars 1971, pp. 104 à 111.)
Égarés par la grande chimère de vouloir découvrir les moyens infaillibles et faciles de réaliser une bonne fois l’unité religieuse du genre humain, des prélats, des prélats occupant les charges les plus importantes, travaillent à inventer une Église sans frontières dans laquelle tous les hommes, préalablement dispensés de renoncer au monde et à Satan, ne tarderaient pas à se retrouver, libres et fraternels. Dogmes, rites, hiérarchie, ascèse même si l’on y tient, tout subsisterait de la première Église, mais tout serait démuni des protections requises, voulues par le Seigneur et précisées par la Tradition ; par là même tout serait vidé de la sève catholique, disons de la grâce et de la sainteté. Les adeptes des confessions les plus hétéroclites, et même ceux qui refusent toutes les confessions, entreraient alors de plain-pied ; mais ils entreraient de plain-pied dans une Église en trompe-l’œil. Telle est la tentative présente du maître prestigieux des mensonges et des illusions. Voilà le grand œuvre, d’inspiration maçonnique, auquel il fait travailler ses suppôts, prêtres sans la foi promus théologiens éminents, évêques inconscients ou félons, sinon apostats déguisés, portés rapidement au comble des honneurs, investis des plus hautes prélatures. Ils consument leur vie et perdent leur âme à édifier une Église postconciliaire, sous le soleil de Satan.
Les dogmes, décidément frappés de relativisme par la nouvelle pastorale qui ne condamne aucune hérésie, ne proposent plus un objet précis et surnaturel ; dès lors il n’est pas besoin pour les recevoir, à supposer que le mot garde encore dans ce cas une signification, d’incliner l’intelligence ni de purifier le cœur. Les sacrements sont mis à la portée de ceux qui ne croient pas ; presque plus rien n’empêche de s’en approcher les incroyants et les indignes, tellement les nouveaux rites ecclésiastiques sont devenus étrangers, par leur instabilité et leur fluidité au signe sacramentel efficace de lui-même, divinement fixé par le Sauveur une fois pour toutes et jusqu’à ce qu’il revienne. – Pour la hiérarchie, elle se dissout insensiblement dans le peuple de Dieu dont elle tend à devenir une émanation démocratique, élue au suffrage universel pour une fonction provisoire. Grâce à ces innovations sans précédent on se félicite d’avoir abattu les barrières qui retenaient hors de l’Église celui qui hier encore, dans la période antéconciliaire toute proche, rejetait les dogmes, repoussait les sacrements, ne s’abaissait pas devant la hiérarchie. Sans doute, tels qu’on les entendait avant le concile, dogmes, sacrements, gouvernement, exigence de conversion intérieure donnaient à l’Église l’aspect d’une ville fortifiée – Jerusalem quæ ædificatur ut civitas [1] – avec portes bien gardées et remparts inexpugnables. Nul n’était admis à franchir le seuil divin qui ne se fût converti. Désormais cependant les choses changent sous nos yeux ; croyances, rites, vie intérieure sont soumis à un traitement de liquéfaction universelle si violent et si perfectionné qu’ils ne permettent plus de distinguer entre catholiques et non-catholiques. Puisque le oui et le non, le défini et le définitif sont tenus pour dépassés, on se demande ce qui empêcherait les religions non-chrétiennes elles-mêmes de faire partie de la nouvelle Église universelle, continuellement mise à jour par les interprétations œcuméniques.
On se le demande, si du moins l’on accepte le point de vue que se laissèrent imposer tant et tant de pères circonvenus par Vatican II : forger un système inconnu auparavant et un appareil encore inédit en vue de gagner le monde à l’Église sans être exposé à l’échec ni souffrir persécution, et en commençant par relativiser le surnaturel. Mais cela ne signifie rien. Car d’une part Jésus a dit : Le disciple n’est pas au-dessus du maître ; s’ils m’ont persécuté ils vous persécuteront ; s’ils ont gardé ma parole ils garderont la vôtre (Jn 15, 20). D’autre part le surnaturel n’est pas volatilisable ou modifiable ; il est ferme et précis ; il présente un visage déterminé ; il a une configuration achevée et définitive ; depuis l’incarnation du Verbe, depuis la croix rédemptrice et l’envoi de l’Esprit-Saint, le seul surnaturel qui existe est chrétien et catholique. Il n’a de réalité que in Christo Jesu, et Virgine Maria et Ecclesia Christi [2]. C’est pourquoi si l’on préserve en son âme le point de vue de l’Évangile de Jésus-Christ et des vingt premiers conciles, on voit fort bien ce qui refoule dans le néant la chimère de l’unité œcuménique : c’est l’obligation de fléchir le genou devant le Fils de l’homme, auteur et dispensateur souverain du salut, mais uniquement dans la seule Église qu’il ait établie.
Trop de dignitaires ecclésiastiques se sont abandonnés à la perversion moderniste de l’intelligence ; ils en sont venus à ne plus trouver monstrueuse l’habitude d’affirmer dans un même discours des propositions incompatibles, parce qu’ils estiment l’intelligence incapable du vrai. Ils supposent plutôt qu’il existe quelque part, on ne sait où, une sorte de noumène religieux insaisissable à propos duquel l’esprit fabrique des systèmes ingénieux, indéfiniment variables au gré de l’évolution de notre espèce, mais toujours impuissants à atteindre ce qui est. Une chose compte : que ces systèmes, idéologies, théologies soient mis au service de l’essor de l’humanité ; on les appréciera sur leur potentiel stimulateur d’une ascension grandiose vers la liberté et le progrès. Celui qui consent à une pareille déformation spirituelle se défend de condamner hérétiques ou hérésies et ne s’estime lié par aucun dogme. Il contemple avec détachement et bienveillance les thèses les plus opposées, s’appliquant à faire valoir en chacune les éléments qui préparent un avenir meilleur et qui se rattachent de près ou de loin à un soi-disant esprit évangélique – l’Évangile étant interprété comme un ferment d’avenir idéal, mais non pas reçu comme une règle définitive, fidèlement gardé par une Tradition divinement assistée. – Lorsque des prélats à l’esprit aussi dénaturé occupent les premiers postes dans l’Église, c’est pour tous les fidèles une détresse sans nom. Si ces temps n’étaient pas abrégés nulle âme ne serait sauvée, mais ces temps seront abrégés à cause des élus (Mt 24, 22).
Poussés par des motifs apparemment sublimes à convoiter de toutes leurs forces et dès leurs premiers pas dans la cléricature les postes les plus élevés de l’Église, de jeunes prêtres ont offert au démon une proie trop facile. Le démon les a pris en charge pour les faire arriver, mais il leur a fait payer le prix fort. Autrefois, dans les temps de la chrétienté médiévale ou classique, qui voulait se pousser pour devenir cardinal ou davantage encore, il fallait, bien souvent, qu’il devînt le complice, au moins par son silence, des péchés et prévarications des princes chrétiens. Aujourd’hui les princes chrétiens n’existent plus ; en tout cas ils sont dépossédés. Le pouvoir a passé aux sociétés occultes, maçonniques ou communistes. Voilà pour une grande part les maîtres horribles des temps modernes. Aujourd’hui donc le prêtre qui nourrirait l’ambition de se pousser dans l’Église aux postes supérieurs, c’est avec ces princes qu’il lui faudrait compter. C’est de ceux-là qu’il devrait se faire le complice. Le pourrait-il s’il ne consentait à s’enfoncer, par degrés peut-être mais véritablement, dans une radicale perversion de l’esprit ? Car s’il refusait de se laisser gagner peu à peu par les ténèbres spirituelles, il resterait incapable, malgré tous ses efforts, de devenir un allié utile pour les forces occultes ; tant bien que mal il s’opposerait, il resterait un adversaire. Or il faut qu’il soit un auxiliaire ; ce n’est pas pour autre chose que le César moderne l’a hissé aux postes de commande.
Il arrive qu’un homme ou une femme, ivres de passion, acceptent d’ouvrir, avec une détermination effrayante, la porte sacrée de leur liberté au démon de la luxure. Le démon devient leur maître, il est comme investi du pouvoir de les précipiter dans le gouffre, il a des chances de paralyser quasi-totalement la volonté de ses victimes. Or le démon de l’orgueil est plus redoutable que celui des convoitises charnelles. Quelle ne sera donc pas la force de son emprise sur le prêtre qui avide du pouvoir in spiritualibus s’est confié, serait-ce indirectement, pour être plus assuré de l’obtenir, à ces formidables organisations occultes de notre temps sur lesquelles le démon règne en maître. Dans quelle déformation de l’esprit le démon ne va-t-il pas faire glisser ce prêtre ambitieux ? S’il ne parvient pas à se ressaisir à temps, sa raison sera comme invinciblement faussée par le prince de ce monde.
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui bercera bientôt son esprit enchanté
Et le métal sans prix de toute loyauté
Sera vaporisé par ce savant chimiste.
La détresse de l’Église serait-elle cent fois plus déchirante, cent fois plus cruelle, c’est le Seigneur qui en est à jamais le maître et le roi. C’est à lui que toute puissance a été donnée, c’est devant lui que fléchit tout genou au ciel, sur la terre et dans les enfers, y compris dans cette sorte d’enfer, pour le moment indolore, qui est la secte moderniste. Elle ne peut étendre sa nocivité au-delà des étroites frontières que le Seigneur lui assigne et le Seigneur ne lui concède un certain pouvoir d’obscurcir, de fausser et de scandaliser en mille manières, que pour le bien des élus et pour augmenter la splendeur de grâce de son Église. Nous n’avons donc pas à craindre, mais à persévérer avec confiance dans l’Église de toujours.
[1] — Jérusalem qui est construite comme une cité, Ps 121, 3.
[2] — Dans le Christ Jésus, la Vierge Marie et l’Église du Christ (NDLR).