Entre les milliers de saints qui peuplent le ciel et dont chacun reflète un aspect différent de la Perfection Incréée, les uns expriment la miséricorde, d’autres la justice. En ceux-ci le Saint-Esprit a versé plus abondamment le don de piété ; en ceux-là, le don de crainte. Il y a les doux ; il y a les forts ; il y a les aimables ; il y a les terribles. Non pas que les doux soient faibles, ou que les forts soient durs. Non pas que les aimables soient flatteurs, ou les terribles décourageants. La charité divine, en les animant tous, met en chacun une mesure délicatement pondérée de vertus qui sembleraient devoir s’exclure, car, quel que soit l’élément prédominant, ce qui le domine encore c’est l’amour divin et par conséquent l’amour des hommes.
Saints terribles et saints aimables
Les saints terribles ne sont donc pas dénués de douceur ; les aimables sont capables d’énergie et même de sévérité. Qui a été plus doux que saint François de Sales ? Qui a rendu la perfection plus attrayante, au premier coup d’œil, plus facile ? Cependant, ne nous y trompons pas : le renoncement que l’évêque de Genève demande en souriant à une dame de la cour est, si on y regarde de près, aussi universel, aussi héroïque que celui qu’exigeait de ses disciples un solitaire de la Thébaïde.
Saint Vincent Ferrier est un terrible. C’est l’Ange du Jugement. Dieu lui a donné pour mission de parcourir l’Europe, de parler surtout aux peuples, de leur redire pendant trente ans, sans se lasser, l’importance du salut, l’aveuglante clarté du jugement final, l’éternité de l’enfer.
Son influence a été prodigieuse. Les conversions qu’il a obtenues se chiffrent par dizaines de mille. Les miracles par lesquels il a appuyé sa parole ne se comptent pas. Lorsqu’on lit sa vie dans l’ouvrage magistral que lui a consacré le R. P. Fages, son historien le plus récent, le plus documenté, le plus complet, on est comme étourdi [1] . Si on osait, on dirait qu’on finit par être écrasé, lassé, de tout ce surnaturel. Et cependant, cet homme terrible est bon, doux, aimable. Il a pitié, non seulement des âmes, mais des corps. Lui qui traite le sien si durement, il guérit ceux des autres. Lui qui mange à peine, il multiplie le pain, le vin. Il fait jaillir des sources. Il bâtit des ponts. Il ne demeure étranger à aucune misère. Il ne rebute ni les petits ni les humbles.
Vocation : Ange du Jugement
Le seul point sur lequel il ne fait aucune concession, c’est sa vocation. Il est l’Ange du Jugement ; il le sait ; son existence entière est ordonnée à cette seule pensée. Malgré ce qu’elle a d’austère, c’est par elle précisément qu’il attire les foules, les amène à Dieu, les lui garde, comme ne le feront jamais les amateurs de compromis, qui espèrent se faire mieux écouter en offrant aux âmes un christianisme édulcoré, une religion riche de sentiments, pauvre de sacrifices.
Trente ans durant, l’ange du Jugement a crié au monde qu’il ne sert à rien de gagner si on vient à perdre son âme, que la vie n’est qu’un souffle, que la mort est à notre chevet, que derrière elle est le tribunal, quand ce n’est pas le paradis pour toujours, ce ne peut être que l’enfer éternel. Ce sont là de bonnes vérités fondamentales qu’on ne répétera jamais assez. Il ne faut pas avoir peur de les regarder en face, car la crainte qu’elles engendrent est salutaire. David se plaignait de son temps, où, disait-il, les vérités étaient diminuées par les enfants des hommes : grand Dieu ! que dirait-il du nôtre, avec sa foi anémique parce qu’ignorante, sa piété chancelante parce que sentimentale, avec les précautions oratoires, presque les excuses, dont s’entourent les prédicateurs pour aborder en tremblant, devant un auditoire réputé chrétien, le chapitre des fins dernières ? Ils ont peur et peu s’en faut qu’ils n’imitent celui qui, montant en chaire devant Louis XIV, débuta ainsi : « Nous mourrons tous… ou à peu près tous. »
Une sainte audace
Vincent Ferrier, au contraire, a eu toutes les saintes audaces. Et si, comme le dit le P. Lacordaire, « la première condition d’une grande vie, c’est une grande ambition », sa vie a été grande par son ambition de gagner des âmes à Jésus-Christ, de les arracher, coûte que coûte, à l’enfer. Pour cela, il s’est refusé à les entretenir dans une sécurité trompeuse en leur prêchant le Dieu des bonnes gens, divinité bonasse dupée par le pécheur. Il a résolu de leur montrer ce qui est, ce à quoi on ne peut se soustraire, ce qu’aucun vernis doré passé sur l’enseignement du catéchisme ne saurait atténuer, à savoir le châtiment que Dieu ne peut pas ne pas infliger au pécheur, parce qu’il est de toute justice. Toute la prédication de saint Vincent a consisté à mettre hardiment son auditoire en face de la plus effrayante et de la plus certaine des réalités : L’enfer est la punition du péché.
Si vous ne vous convertissez, vous périrez tous.
L’ange du Jugement est donc le saint de l’heure. Il dresse devant nous sa haute stature et darde sur nous son œil d’aigle. Sur son front ne brille pas l’étoile de Dominique, ni sur sa poitrine le soleil de Thomas d’Aquin, deux signes calmes, à feu fixe, convenant à la lumineuse majesté des docteurs. Ce qui le distingue, lui, c’est le panache de flamme ardente et mouvante dominant sa tête, comme un doigt levé vers les nuées d’où le Fils de l’homme viendra juger tous les hommes. Derrière sa robe blanche et sa chape noire, on aperçoit ses ailes d’ange de l’Apocalypse. En sa main est une trompette pour réveiller les âmes apathiques, endormies dans le péché. A tous ceux qui contemplent son image, son attitude dit la parole qu’exprima sa vie :
« Timete Deum, quia venit hora iudicii eius : Craignez Dieu, car l’heure de son jugement approche. »
M.C. De Ganay
Sur la vie de saint Vincent Ferrier, télécharger : Saint Vincent Ferrier
[1] — P. Fages, Histoire de saint Vincent Ferrier.