Diminuer Jésus ? Pour ça, depuis deux siècles, on a tout essayé. Un Jésus pacifiste. Un Jésus chef de bande. Ou bien rabbin réformateur, mythe païen, prédicateur essénien, illuminé gnostique, marabout guérisseur, poète itinérant, etc.
Seul point commun à toutes ces théories contradictoires : leur simplisme.
La mode, aujourd’hui, est à l’explication apocalyptique. Jésus n’était qu’un prophète apocalyptique, annonçant la venue imminente d’un « Royaume de Dieu » sur la terre. Le Royaume n’est pas venu. Pour cacher l’échec, « on » a transformé le « royaume de Dieu » en un paradis céleste qu’en réalité Jésus n’annonçait pas du tout. Bref : une illusion suivie d’une fraude.
Thèse reprise de divers côtés – dans cet article, par exemple. Sans en recenser toutes les contradictions, erreurs et impossibilités [1], visons l’essentiel : quel « Royaume de Dieu » annonçait Jésus ?
Qu’annonçait donc Jésus ?
Ouvrons le premier Évangile (saint Matthieu). Plusieurs constats s’imposent.
I. — Loin d’être simpliste, le « Royaume » qu’annonce Jésus est mystérieux. « A vous, dit-il aux Apôtres, il a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux» (Mt 13, 11).
II. — Ce « Royaume » est révélé sous forme de paraboles (Mt 13) qui modifient en douceur (par des images un peu énigmatiques) la notion que s’en faisaient auparavant les auditeurs.
III. — Les juifs attendaient trop souvent un royaume parfait, établissant immédiatement le règne absolu de Dieu sur la terre (éliminant d’emblée tout le mal et tous les méchants). — Au contraire, Jésus décrit un Royaume de Dieu qui aura tout un développement, avec des phases successives et une longue histoire. Chenille et chrysalide avant d’être papillon, le royaume de Dieu doit se développer par étapes.
Six paraboles du Royaume
- La parabole de l’ivraie (Mt 13, 24-30 et 36-43) indique deux étapes du royaume de Dieu :
- D’abord, la lente croissance du bon grain, jeté par le « Fils de l’homme » (Jésus) dans un grand champ qui représente le monde, et où il grandit mêlé à la mauvaise herbe.
- Après une longue attente (qui éprouve la patience des serviteurs, tentés d’aller arracher l’ivraie), la moisson arrive enfin, et le Fils de l’homme sépare définitivement les bons des méchants.
- La parabole du grain de sénevé (Mt 13, 31-32) souligne l’importance et la longueur de la première étape (trop de Juifs pensaient que le Messie inaugurerait d’emblée la seconde !). Avant le triomphe final du bien, le Royaume des cieux doit se développer progressivement sur cette terre, comme une petite plante qui grandit et s’étend : une organisation attirant à elle les oiseaux du ciel.
- La parabole du levain (Mt 13, 33) décrit aussi la première phase du Royaume (développement et expansion), mais sous un autre angle. Elle n’évoque pas la croissance extérieure et visible d’une organisation, mais une force intérieure, une vertu secrète et puissante qui fera progressivement lever la pâte humaine.
- Les paraboles du trésor caché (Mt 13, 44) et de la perle précieuse (Mt 13,45) restent centrées sur la première étape du Royaume des cieux, qui doit être découvert par les hommes et librement choisi.
- La parabole du filet (Mt 13, 47-50) présente encore deux étapes:
- Le royaume des cieux est d’abord semblable à un filet jeté dans la mer.
- Après une longue journée de pêche, il prend une nouvelle forme lorsque les pêcheurs le tirent au rivage pour trier les poissons (à la fin du monde).
Chaque parabole montre, à sa façon, que le Royaume n’apparaîtra pas subitement lors du jugement dernier. Il doit préexister sous un mode imparfait : une organisation recrutant très largement (même des mauvais, car le grand tri n’aura pas encore été fait), et transmettant, jusqu’à la fin du monde, la parole du Royaume (Mt 13, 19) ainsi qu’une mystérieuse force intérieure (Mt 13, 33).
Erreur fondamentale ?
On pourrait aller plus loin. Après le chapitre 13 (les paraboles du Royaume), on pourrait sauter au chapitre 16, pour examiner la société religieuse que Jésus veut fonder (son Église [2]). Au chapitre 25, pour étudier ces paraboles sur la fin du monde où Jésus souligne qu’on attendra longtemps son retour en gloire. « Mon maître tarde ! », dit le mauvais serviteur (Mt 24, 49). « L’époux tardait » précise la parabole suivante (Mt 25, 5). « Le maître revint longtemps après » indique encore la suivante (Mt 25, 19). La première phase du Royaume de Dieu doit vraiment être longue. — Mais à quoi bon multiplier les preuves ? Le chapitre 13 suffit très largement pour apprécier la thèse selon laquelle :
[…] les chrétiens, à l’époque où Jean rédige son Évangile (90-95), comprennent que l’annonce de l’arrivée imminente du Royaume de Dieu est une erreur fondamentale de Jésus. Les apôtres sont tous morts sans que le royaume de Dieu soit apparu. Jean s’emploie donc à effacer cette annonce gênante, bien visible dans les évangiles synoptiques !
Erreur fondamentale ? A l’évidence, elle n’est pas de Jésus, mais du simpliste qui confond la première phase du Royaume (préparatoire) avec la phase définitive (après le Jugement dernier). Il confond la croissance du blé avec la moisson finale. Le filet jeté dans la mer, avec le tri définitif. Du coup, son attaque contre Jean est absurde. A quoi bon contester le 4e Évangile quand le 1er suffit à vous réfuter ?
L’examen des 2e et 3e Évangiles mènerait aux mêmes conclusions. Jésus annonce un royaume qui commence par transformer l’intérieur des cœurs avant d’être vu à l’extérieur.
Interrogé par les pharisiens : « Quand vient le royaume de Dieu ? », il leur répondit, disant : « Le royaume de Dieu ne vient pas de façon spectaculaire ; et on ne dira pas : Il est ici ! ou : Il est là ! car voici que le royaume de Dieu est au dedans de vous » [Luc 17, 20].
Ce Royaume – d’abord imperceptible – se développera assez rapidement pour que des contemporains de Jésus le voient solidement établi :
Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici présents ne goûteront point la mort qu’ils n’aient vu le royaume de Dieu venu avec puissance [Marc 9, 1].
Prophétie réalisée, puisque, dès 64, à Rome, la persécution de Néron fait, selon Tacite, un nombre immense – multitudo ingens – de martyrs. — Comme s’accomplira aussi, dès 70, la prophétie de la ruine de Jérusalem : « Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera point que tout cela [3] n’arrive » (Marc 13, 30).
Les commandements et les conseils
Mais le simpliste a un autre argument : la morale de Jésus. C’est très simple (trop simple !) : il suffit de confondre les conseils (facultatifs) avec les commandements (obligatoires) [4]. De gommer la distinction entre ce qui est imposé à tout le monde et ce qui est réservé à quelques-uns [5]. Du coup, les conseils évangéliques (pauvreté, chasteté, obéissance), qui ont donné tant de fruits à l’intérieur et autour des monastères, deviennent des enseignements « suicidaires », prouvant que Jésus considérait la fin du monde comme imminente (CQFD) ! Un simplisme vient en sauver un autre.
L’auteur multiplie les textes. Il n’hésite pas à citer trois fois la même sentence : selon le 1e, puis le 2e, puis le 3e évangile. ça occupe de la place, et ça donne l’impression que Jésus y insistait de façon lancinante. En revanche, il ne cite pas le contexte, qui manifeste si clairement la distinction entre commandements et conseils [6]. Les simplistes sont parfois distraits…
Mais pourquoi tant de simplisme ?
Les ennemis du Christ ne sont pas tous simplets. Pourquoi, face à Jésus, deviennent-ils tous simplistes ? Contre lui, tout est permis. Ils admettent avec une facilité déconcertante les théories les plus affligeantes. Ils les multiplient et les renouvellent sans cesse, avec un acharnement qui a valeur d’aveu. Trop visiblement, le Christ les dépasse. Incapables de le comprendre, ils sont réduits à la caricature dès qu’ils essaient de l’expliquer.
Ce simplisme constant des adversaires pourrait presque figurer parmi les preuves du christianisme.
On objectera Bart Ehrman, qui était, dit-on, « fervent croyant avant de devenir agnostique suite à ses recherches ». Croyant, mais à quoi ? Au protestantisme (tendance dite « évangélique »), c’est-à-dire non à la doctrine de Jésus (transmise par l’Église), mais, précisément, à un des simplismes qu’on veut y opposer.
En pratique, ces protestants refusent farouchement l’organisation de l’Église. Ils refusent, avec Luther, les couvents et monastères. Que peuvent-il comprendre des paraboles du Royaume (Mt 13), qui décrivent précisément l’Église ? Et des conseils évangéliques (pauvreté, chasteté, obéissance), appliqués dans les couvents ?
Pénétrer ces passages de l’Évangile, ce serait admettre la doctrine catholique. Mais beaucoup de protestants sont plus attachés à leurs préjugés anti-catholiques qu’à l’Évangile. Après avoir refusé l’Église au nom de la Bible, ils en viennent à refuser les livres de la Bible qui leur paraissent trop catholiques (exemple : les épîtres à Timothée), puis, finalement, à rejeter la Bible elle-même ! La logique de cette évolution est celle d’un refus, d’une révolte, d’une protestation de plus en plus étendue.
Si les simplistes essayaient, au contraire, d’admettre le réel ?
[1] — L’article affirme que, selon l’Évangile, « les mauvais seront anéantis », tout en citant Mt 13, 42 qui déclare qu’ils seront jetés « dans la fournaise ardente ». — Il dénonce l’Évangile de Jean, mais il appuie sa thèse sur des citations de l’Apocalypse du même Jean. — Il soutient que « le paradis tel qu’il est conçu aujourd’hui n’existe pas dans l’enseignement de Jésus », alors que Jésus annonce ce paradis au larron repentant (Lc 23, 42) et en précise clairement la nature (Mt 5, 8 ; 13, 43 ; 22, 30, etc.). — Il juge vraisemblable que, depuis 2000 ans, tous les prêtres, évêques, papes sont des escrocs qui enseignent sans sourciller une religion qu’ils savent fausse. — Mieux encore : dès le premier siècle, les chrétiens auraient pris conscience que Jésus avait commis « une erreur fondamentale », mais ils sont restés chrétiens quand même ! — Etc.
[2] — Jésus annonce à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église […]. Je te donnerai les clés du royaume des cieux : tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur terre sera délié dans les cieux. » (Mt 16, 18).
[3] — Le « tout cela » du Christ renvoie à la question des Apôtres : « Dites-nous quand ces choses arriveront et quel sera le signe quand tout cela sera près de s’accomplir » [13, 4], et cette question porte incontestablement sur la ruine de Jérusalem annoncée par Jésus [13, 2].
[4] — Jésus présente l’indissolubilité du mariage comme un commandement, qui s’impose à tous (Mt 19, 1-10). Ensuite, à titre de conseil – valable seulement pour quelques-uns (« tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela a été donné ») – Jésus recommande la virginité consacrée (Mt 19, 11-12). Considéré dans son ensemble, ce passage (19, 1-12) manifeste que Jésus approuve le mariage (il le consolide même) et distingue nettement commandements et conseils.
[5] — Au jeune homme riche (Mt 19, 16-22), Jésus commence par rappeler les commandements (obligatoires pour tous : « si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements »), puis, en un deuxième temps, lui adresse un appel spécial à la perfection (« si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes… ». La distinction entre les deux niveaux est très nette.
[6] — Voir les deux notes précédentes.